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Alain

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Si vous avez quelquefois observé une barque de pêche, quand elle navigue contre le vent, ses détours, ses ruses, son chemin brisé, vous savez bien ce que c'est que vouloir. Car cet océan ne nous veut rien, ni mal ni bien, il n'est ni ennemi ni secourable. Tous les hommes morts et toute vie éteinte, il s'agiterait encore; et ce vent, de même, soufflerait selon le soleil; forces impitoyables et irréprochables; la vague suit le vent et la lune, selon le poids et la mobilité de l'eau; ce vent mesure le froid et le chaud. Danse et course selon des lois invariables. Et pareillement la planche s'élève et s'abaisse selon la densité, d'après cette invariable loi que chaque goutte d'eau est portée par les autres. Et si je tends une voile au vent, le vent la repousse selon l'angle; et si je tiens une planche en travers du flot, le flot la repousse aussi, comme le flot s'ouvre au tranchant de la quille et résiste sur son travers. D'après quoi, tout cela observé, l'homme se risque, oriente sa voile par le mât, les vergues et les cordages, appuie son gouvernail au flot courant, gagne un peu de chemin par sa marche oblique, vire et recommence. Avançant contre le vent par la force du vent. Quand j'étais petit, et avant que j'eusse vu la mer, je croyais que les barques allaient toujours où le vent les poussait. Aussi, lorsque je vis comment l'homme de barre en usait avec les lois invariables et bridait le vent, je ne pris point coutume pour raison, il fallut comprendre. Le vrai dieu m'apparut, et je le nommai volonté. En même temps se montra la puissance et le véritable usage de l'intelligence subordonnée. La rame, le moulin, la pioche, le levier, l'arc, la fronde, tous les outils et les machines me ramenaient là; je voyais les idées à l'oeuvre, et la nature gouvernée par le dompteur de chevaux. C'est pourquoi je n'attends rien de ces grandes forces, aussi bien humaines sur lesquelles danse notre barque. Il s'agit premièrement de vouloir contre les forces; et deuxièmement il faut observer comment elles poussent, et selon quelles invariables lois. Plus je les sens aveugles et sans dessein aucun, mieux je m'y appuie; fortes, infatigables, bien plus puissantes que moi, elles ne me porteront que mieux là où je veux aller. Si je vire mal, c'est de ma faute. La moindre erreur se paye; et par oubli seulement de vouloir, me voilà épave pour un moment; mais le moindre savoir joint à l'invincible obstination me donne aussitôt puissance. Ce monstre, tueur d'hommes, je ne l'appelle ni dieu ni diable; je veux seulement lui passer la bride. Alain

« La mentalité de l'homme moderne, de l'homme de l'Occident', s'est, depuis le début du xviie siècle, et surtout, selon Alain, sous l'influence de Descartes', tout imprégnée de l'esprit scientifique.

La science, aussi bien par l'extension des connaissances que par le développement de ses applications, a progressivement chassé devant elle la superstition et fait disparaître les pratiques magiques.

Le monde est devenu pour l'homme moderne le lieu de l'indifférence. C'est ce monde que décrit ici Alain.

Il ne faut pas se laisser tromper par des expressions comme « forces impitoyables et irréprochables », « danses », « courses », etc., qui, prises à la lettre, trahiraient encore quelque anthropomorphisme'.

Ces effets de style indiquent seulement les croyances qu'il faut surmonter, le passage qui s'est fait de la mythologie grecque et romaine à notre vue en quelque sorte positiviste du monde.

On prête à Hegel un mot qu'Alain aimait à citer.

Devant un haut massif de montagnes, il n'avait trouvé qu'à dire « c'est ainsi ».

« Cela n'est ni mal ni bien.

C'est ainsi », reprend Alain et il ajoute : « Cette idée est jeune.

ll n'y a pas longtemps que l'homme se fie à lui-même au lieu d'immoler un taureau à Neptune (...).

Le pilote agit, prenant l'existence pour ce qu'elle est »6.

Monde indifférent qui « n'offre jamais rien qui ressemble à une intention (...), à un engagement ou à une promesse, et aussi qui ne cède jamais ni à prière, ni à flatterie, ni à menace ». Certes l'homme n'a rien à attendre du monde.

« Je vois l'homme seul et nu sur sa planète voyageuse »6.

Mais cette indifférence est la condition de l'action féconde.

En effet, l'homme peut s'appuyer en toute confiance sur le monde.

S'il est l'obstacle invincible, il est aussi fidèle et constant.

L'homme moderne exploite à plein la puissance des outils, dépouillés de toutes propriétés magiques, en subordonnant son intelligence à la résistance inflexible du monde.

Au dieu du paganisme se substitue l'efficace de la volonté.

C'est en agissant dans le sens de la nature, en observant ses lois invariables, que le pêcheur fait avancer son bateau « contre le vent par la force du vent ».

Ainsi l'homme fait « son destin à chaque moment; mauvais destin s'il s'abandonne; bon destin aussitôt, dès que l'homme se reprend ». On pourrait croire que c'est un peu par hasard qu'Alain choisit, pour fonder son analyse, l'exemple d'une barque de pêche sur la mer.

Il n'en est rien.

La mer nous présente l'exemple de la « puissance nue ».

« L'océan, grandeur étalée, par addition à elle-même, extérieure à elle-même, refuse le culte; mais il attire l'action immédiate et la précaution, non le respect (...).

Devant l'océan instituteur, l'homme conçoit la danse des atomes et des tourbillons.

Oui, sortant des forêts, pleines de dieux, l'homme au bord de la falaise reconnut son redoutable mais fluide et maniable royaume.

C'est alors qu'il osa penser ». Mais il faut aller plus loin que l'idée de l'immutabilité des lois du monde.

Comme le montre d'ailleurs Alain, « il y a autre chose en cette idée que celle d'une gangue impossible à rompre.

ll y a d'abord un sentiment d'aise et d'amitié et qui se traduit sous la forme esthétique.

C'est le sentiment de passage possible, de l'amitié du monde.

Et ce sentiment n'est jamais absent dans celui de la résistance.

Faire effort, c'est espérer, c'est vouloir explorer le monde comme un domaine ».

L'homme moderne dans le monde se sent chez soi. " Si vous avez quelquefois observé une barque de pêche, quand elle navigue contre le vent, ses détours, ses ruses, son chemin brisé, vous savez bien ce que c'est que vouloir.

Car cet océan ne nous veut rien, ni mal ni bien, il n'est ni ennemi ni secourable.

Tous les hommes morts et toute vie éteinte, il s'agiterait encore; et ce vent, de même, soufflerait selon le soleil; forces impitoyables et irréprochables; la vague suit le vent et la lune, selon le poids et la mobilité de l'eau; ce vent mesure le froid et le chaud.

Danse et course selon des lois invariables.

Et pareillement la planche s'élève et s'abaisse selon la densité, d'après cette invariable loi que chaque goutte d'eau est portée par les autres.

Et si je tends une voile au vent, le vent la repousse selon l'angle; et si je tiens une planche en travers du flot, le flot la repousse aussi, comme le flot s'ouvre au tranchant de la quille et résiste sur son travers.

D'après quoi, tout cela observé, l'homme se risque, oriente sa voile par le mât, les vergues et les cordages, appuie son gouvernail au flot courant, gagne un peu de chemin par sa marche oblique, vire et recommence.

Avançant contre le vent par la force du vent. Quand j'étais petit, et avant que j'eusse vu la mer, je croyais que les barques allaient toujours où le vent les poussait. Aussi, lorsque je vis comment l'homme de barre en usait avec les lois invariables et bridait le vent, je ne pris point coutume pour raison, il fallut comprendre.

Le vrai dieu m'apparut, et je le nommai volonté.

En même temps se montra la puissance et le véritable usage de l'intelligence subordonnée.

La rame, le moulin, la pioche, le levier, l'arc, la fronde, tous les outils et les machines me ramenaient là; je voyais les idées à l'oeuvre, et la nature gouvernée par le dompteur de chevaux.

C'est pourquoi je n'attends rien de ces grandes forces, aussi bien humaines sur lesquelles danse notre barque.

Il s'agit premièrement de vouloir contre les forces; et deuxièmement il faut observer comment elles poussent, et selon quelles invariables lois.

Plus je les sens aveugles et sans dessein aucun, mieux je m'y appuie; fortes, infatigables, bien plus puissantes que moi, elles ne me porteront que mieux là où je veux aller.

Si je vire mal, c'est de ma faute.

La moindre erreur se paye; et par oubli seulement de vouloir, me voilà épave pour un moment; mais le moindre savoir joint à l'invincible obstination me donne aussitôt puissance.

Ce monstre, tueur d'hommes, je ne l'appelle ni dieu ni diable; je veux seulement lui passer la bride." Propos du 25 mai 1921, in Vigiles de l'esprit, Gallimard, pp.

20-21. »

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