Alain
Extrait du document
«
Je dis que le respect de la vie d'autrui n'est pas un devoir social, attendu qu'il existe
indépendamment de l'existence ou de la nature d'une société quelconque.
Quand un
homme tomberait de la lune, vous n'auriez pas le droit de le torturer ni de le tuer.
De
même pour le vol ; je m'interdis de voler qui que ce soit ; j'ai la ferme volonté d'être
juste et charitable envers mes semblables, et non pas seulement envers mes
concitoyens ; et je rougirais d'avoir augmenté injustement la note à payer, qu'il
s'agisse d'un chinois ou d'un nègre.
La société n'a donc rien à faire ici ; elle ne doit pas
être considérée.
Ou alors, si je la considère, qu'exige-t-elle de moi, au nom de la solidarité ? Elle exige
que j'approuve en certains cas le vol, l'injustice, le mensonge, la violence, la
vengeance, en deux mots les châtiments et la guerre.
Oui, la société, comme telle, ne
me demande que de mauvaises actions.
Elle me demande d'oublier pour un temps les
devoirs de justice et de charité, seulement elle me le demande au nom du salut public,
et cela vaut d'être considéré.
C'est pourquoi je veux bien que l'on traite de la morale
sociale, à condition qu'on définisse son objet ainsi : étude réfléchie des mauvaises
actions que le Salut Public ou la Raison d'État peut nous ordonner d'accomplir.
Est-ce parce que la société l'ordonne que nous agissons moralement ? On pourrait être tenté de le croire dès lors que
la conduite morale est l'objet d'une éducation.
Pourrait-on d'ailleurs parler de bien et de mal en dehors de toute vie
sociale ? Et n'est-ce pas le souci de bien s'intégrer à un groupe qui pousse aux efforts nécessaires pour vaincre ses
tendances égoïstes ? C'est contre cette fausse évidence qu'écrit Alain.
Admettre que les impératifs moraux soient des
impératifs sociaux reviendrait en effet à les relativiser : l'intérêt de la société évolue au gré des circonstances, et ce
qui paraît louable aujourd'hui deviendrait condamnable demain.
Pour comprendre le texte
La première proposition est négative : « le respect de la vie d'autrui n'est pas un devoir social ».
Bien entendu, c'est
sur le mot « social » que porte la négation, ce que confirme immédiatement la suite de la phrase ce devoir « existe »,
mais « indépendamment de l'existence ou de la nature d'une société quelconque ».
Il y a là un paradoxe : en effet, les relations avec autrui supposent l'existence d'une société, ce qu'Alain sait,
évidemment.
Mais le paradoxe tient surtout à la formulation, et se comprend aisément si l'on distingue l'obligation
morale de l'obligation sociale.
La première est inconditionnelle, ce qu'exprime le mot « indépendamment ».
La deuxième
ne vaut qu'au sein d'un groupe donné.
Ainsi en est-il de toutes les obligations administratives : avoir des papiers
d'identité à jour n'a de sens que si la société ou plus concrètement les représentants de la force publique me les
réclament.
Mais que personne n'exige plus quoi que ce soit de moi, et je cesserai même d'y penser.
En est-il de même lorsque je m'abstiens de mettre à mort mon semblable ? C'est le sens de l'hypothèse, évidemment
farfelue, de cet homme qui tomberait de la lune.
Elle rappelle la célèbre fable, qu'il faut connaître, de l'anneau de
Gygès, dans La République de Platon.
Gygès était, selon la légende, un honnête berger de Lydie, qui découvrit un jour
un anneau ayant le pouvoir de rendre invisible à volonté.
Le voici dès lors assuré de l'impunité : va-t-il rester honnête
? La réponse est bien entendu négative : Gygès tua le roi pour s'emparer du trône.
Ainsi il semblerait que nous ne nous refusons au crime que sous la pression du regard social, et par crainte de la
punition.
Alors, qu'allons-nous faire de cet homme tombé de la lune, puisque personne ne viendra jamais réclamer son
cadavre ? Ce que nous en ferions, Alain n'en sait rien, là n'est pas son propos.
Mais une chose est sûre : le droit de le
torturer ou de le tuer ne nous appartient pas.
Et de ce point de vue, strictement moral, il n'y a aucune différence
entre les hommes, et torturer un esclave est révoltant, quand bien même la société trouverait cela parfaitement
normal.
C'est bien ainsi qu'il faut interpréter le deuxième exemple, où il est question d'un Chinois ou d'un nègre.
Ne voyez dans
le mot « nègre » aucun racisme, bien que la formulation soit devenue choquante, et que donc il ne faudrait pas que
vous la repreniez telle quelle, sauf évidemment lorsque vous citez le texte.
A l'époque où écrit Alain, il est courant de
l'employer quand on veut parler d'un Noir vivant aux colonies.
Quant au contenu de ce deuxième exemple, il renvoie au
contraire à l'unité de la race humaine, et à son corollaire, l'universalité de la loi morale.
Du point de vue de l'obligation
sociale, il est courant et même normal de favoriser nos proches, ceux avec qui nous sommes unis par un intérêt
commun, et donc de ne pas nous sentir tenus aux mêmes exigences à l'égard des étrangers.
Mais du point de vue
moral, l'injustice reste l'injustice.
On remarquera ici que ce second exemple ne fait pas appel à la faculté d'indignation du lecteur : « augmenter la note à
payer » est bénin, par rapport à torturer ou tuer.
L'obligation morale ne concerne donc pas seulement les
comportements aux conséquences extrêmes, mais c'est par nature qu'elle se distingue de l'obligation sociale.
C'est pourquoi il faut s'arrêter sur la distinction que fait Alain entre « mes semblables » et « mes concitoyens ».
Sont «
concitoyens » tous ceux qui vivent au sein de la même « cité » et seulement ceux-ci, sont mes « semblables » tous
les êtres raisonnables.
Avec mes concitoyens je ne suis engagé qu'au respect des conventions communes, à mes
semblables je dois justice et charité.
Ces deux termes méritent également une analyse, d'autant qu'ils seront réutilisés dans la seconde partie.
La justice est
rigoureuse, et commande qu'à chacun soit donné selon ce qui lui est dû.
La charité, qu'il ne faut pas confondre avec.
»
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