Alain
Extrait du document
«
Qu'est-ce qu'un inconscient ? C'est un homme qui ne se pose pas de question.
Celui
qui agit avec vitesse et sûreté ne se pose pas de question ; il n'en a pas le temps.
Celui qui suit son désir ou son impulsion sans s'examiner soi-même n'a point non plus
occasion de parler, comme Ulysse, à son propre coeur, ni de dire Moi, ni de penser Moi.
En sorte que, faute d'examen moral, il manque aussi de cet examen contemplatif qui
fait qu'on dit : « Je sais ce que je sais ; je sais ce que je désire ; je sais ce que je
veux.
» Pour prendre conscience, il faut se diviser soi-même.
Ce que les passionnés,
dans le paroxysme, ne font jamais ; ils sont tout entiers à ce qu'ils font ou à ce qu'ils
disent ; et par là ils ne sont point du tout pour eux-mêmes.
Cet état est rare.
Autant
qu'il reste de bon sens en un homme, il reste des éclairs de penser à ce qu'il dit ou à
ce qu'il fait ; c'est se méfier de soi ; c'est guetter de soi l'erreur ou la faute.
Peser,
penser, c'est le même mot ; ne le ferait-on qu'un petit moment, c'est cette chaîne de
points clairs qui fait encore le souvenir.
Qui s'emporte sans scrupule aucun, sans
hésitation aucune, sans jugement aucun ne sait plus ce qu'il fait, et ne saura jamais ce
qu'il a fait.
[Introduction]
La conscience, entendue au sens psychologique, a-t-elle déjà une portée morale ? Le fait de pouvoir dire Moi
m'apporte-t-il une certaine responsabilité sur ce que je dis ou fais ? Si tel est le cas, l'inconscience — même dans un
sens non freudien : comme simple baisse ou éclipse, pour diverses raisons, de la conscience — est grave en elle-même
: elle n'oublie pas seulement le Moi, elle oublie aussi sa responsabilité, aussi bien sur le passé que sur le présent.
Telle
est du moins l'une des idées que présente Alain dans ce texte.
[I.
La conscience est questionnement]
L'être inconscient que cerne ici Alain n'a rien à voir avec les théories freudiennes : il désigne seulement celui chez qui
la conscience perd de son efficacité, et de sa fonction, parce qu'elle est notamment perturbée par des comportements
qui en contredisent la possibilité.
Cet inconscient est d'abord celui « qui ne se pose pas de question ».
S'il ne se questionne pas, c'est qu'il n'en a pas le
temps : il agit avec « vitesse et sûreté ».
Ainsi toute réaction automatique, tout réflexe empêche la prise de
conscience : le corps agit ou réagit seul, sans intervention de la pensée.
Autre raison qui interdit que l'on s'examine soi-même : le désir que l'on suit, l'impulsion à laquelle on obéit.
Le sujet,
sans doute, ne s'appartient plus dans de telles circonstances, il est comme soumis à une détermination extérieure.
D'où son incapacité à comprendre par analyse ce qui lui arrive, et à « parler à son propre coeur » — ce qui signale la
possibilité de « dire Moi », de « penser Moi » : la majuscule redoublée souligne l'importance, la majesté de ce qui est
ainsi perdu.
Et Alain de faire référence à Ulysse — dont Homère indique fréquemment en effet qu'il « parle à son coeur
» ou « se dit en son coeur » — sans être inquiet de l'ancienneté de sa référence : pour lui, l'homme reste semblable à
ce qu'il était chez les Grecs anciens, et ce qui était possible pour Ulysse doit conserver la même signification, pour
l'homme contemporain.
« Dire Moi », « penser Moi », c'est encore procéder à un examen simultanément « moral » et « contemplatif ».
Le Moi
se perçoit comme sujet actif et par là même responsable : il assume ses gestes et ses conduites, parce qu'il a le recul
nécessaire pour savoir ce qu'il fait.
Mais le Moi se perçoit aussi comme sujet spéculatif : il a bien une connaissance —
à la fois de ce qu'il sait, de ce qu'il désire et de ce qu'il veut.
(Il est clair ici qu'Alain se situe — et sans doute
volontairement — dans une méconnaissance complète de l'enseignement freudien, pour lequel le sujet, par définition en
quelque sorte, est au contraire condamné à ne pas savoir ce qu'il croit savoir, à ignorer ce qu'il désire et à
méconnaître ce qu'il veut.) Un tel Moi est donc totalement transparent à lui-même : il ne recèle aucune zone obscure,
et s'offre à une autoconnaissance exhaustive.
[II.
La conscience comme dédoublement]
La formule : « je sais ce que je sais » suffit à révéler un caractère fondamental de la conscience : elle suppose une
division de soi-même — entre un Moi qui sait ou qui agit, et un Moi qui sait qu'il sait ou qui sait qu'il agit.
Ce qui
implique que ce savoir au second degré puisse être complet et juste.
De façon assez classique, Alain peut alors considérer que la passion, notamment dans sa version extrême ou
paroxystique, rend impossible ce dédoublement, ce recul que je dois prendre sur ma propre situation pour être
pleinement conscient.
La passion aliène dans son objet : elle interdit au sujet d'être « pour lui-même », dans la mesure
où il est soumis à un discours ou à une conduite qui le détermine de l'extérieur (il est donc pour autre que soi).
L'insistance de l'auteur sur la version paroxystique de la passion sous-entend-elle que, dans une version modérée, la
passion contredirait moins la pleine conscience de ce que l'on est ? Ce n'est pas impossible, puisqu'il ajoute aussitôt
que « cet état [paroxystique] est rare »..
»
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