Alain
Extrait du document
«
Ces temps de destruction mécanique ont offert des exemples tragiques de cette
détermination par les causes sur lesquels des millions d'hommes ont réfléchi
inévitablement.
Un peu moins de poudre dans la charge, l'obus allait moins loin, j'étais
mort.
L'accident le plus ordinaire donne lieu à des remarques du même genre; si ce
passant avait trébuché, cette ardoise ne l'aurait point tué.
Ainsi se forme l'idée
déterministe populaire, moins rigoureuse que la scientifique, mais tout aussi
raisonnable.
Seulement l'idée fataliste s'y mêle, on voit bien pourquoi, à cause des actions et des
passions qui sont toujours mêlées aux événements que l'on remarque.
On conclut que
cet homme devait mourir là, et que c'est sa destinée, ramenant ainsi en scène cette
opinion de sauvage que les précautions ne servent pas contre le dieu, ni contre le
mauvais sort.
Cette confusion est cause que les hommes peu instruits acceptent
volontiers l'idée déterministe; elle répond au fatalisme, superstition bien forte et bien
naturelle comme on l'a vu.
Ce sont pourtant des doctrines opposées; l'une chasserait l'autre si l'on regardait bien.
L'idée fataliste, c'est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera quelles que soient les
causes; les fables d'Eschyle tué par la chute d'une maison, et du fils du roi qui périt
par l'image d'un lion nous montrent cette superstition à l'état naïf.
Et le proverbe dit de même que l'homme qui est né
pour être noyé ne sera jamais pendu.
Au lieu que, selon le déterminisme, le plus petit changement écarte de grands
malheurs, ce qui fait qu'un malheur bien clairement prédit n'arriverait point.
Mais on sait que le fatalisme ne se rend pas
pour si peu.
Il était écrit que tu guérirais, mais il l'était aussi que tu prendrais le remède, que tu demanderais le
médecin, et ainsi de suite.
Le fatalisme se transforme en un déterminisme théologique; et l'oracle devient un dieu
parfaitement instruit, qui voit d'avance le effets parce qu'il voit aussi les causes.
Il reste à disputer si c'est la bonté de
Dieu ou sa sagesse qui l'emportera.
Ces jeux de parole sont sans fin.
Alain oppose ici fatalisme et déterminisme.
Le premier pose une causalité absolue, le second une causalité
hypothétique.
Le premier s'enracine dans nos passions, le second suppose la raison.
POUR MIEUX COMPRENDRE LE TEXTE
Alain distingue dans ce texte trois formes de déterminisme :
1.
Le déterminisme populaire qui s'appuie sur l'expérience de régularités et les transforme en causalité.
Il est, nous dit
Alain, « raisonnable », parce que c'est sur l'expérience de telles régularités que nous nous appuyons pour agir, ce qui
réussit le plus souvent.
Mais il est insuffisant, car une simple régularité constatée se
distingue d'une relation de causalité vérifiée.
Le jour succède régulièrement à la nuit, il n'en est pas la cause
cependant.
Il est déraisonnable, quand vient s'y « mêler » l'idée fataliste, c'est-à-dire la croyance que le monde existe
non seulement indépendamment de notre volonté, mais encore contre elle.
2.
Le déterminisme scientifique est contraire au fatalisme.
Le fatalisme affirme que quelles que soient les causes, un
effet, s'il est prédit, arrivera.
Le déterminisme scientifique établit entre les causes et les effets une relation elle-même
déterminée.
Étant donnée telle cause, tel effet s'ensuit nécessairement.
3.
Le déterminisme théologique, enfin, est la forme cultivée et religieuse du déterminisme populaire.
Il affirme
l'existence d'un Dieu parfait, omniscient et omnipuissant.
Comment alors comprendre l'existence du mal, qui est une
imperfection ? C'est autour de cette question que s'est constitué le débat concernant les défenseurs et les
adversaires du libre-arbitre.
C'est un débat « sans fin », dans la mesure où le déterminisme théologique est, par
définition, métaphysique, c'est-à-dire qu'il excède les limites du monde physique, auquel s'applique le déterminisme
scientifique..
»
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