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Alain

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Il y a l'avenir qui se fait et l'avenir qu'on fait. L'avenir réel se compose des deux. Au sujet de l'avenir qui se fait, comme orage ou éclipse, il ne sert à rien d'espérer, il faut savoir, et observer avec des yeux secs. Comme on essuie le verre de la lunette, ainsi il faut essuyer la buée des passions sur les yeux. J'entends bien. Les choses du ciel, que nous ne modifions jamais, nous ont appris la résignation et l'esprit géomètre qui sont une bonne partie de la sagesse. Mais dans les choses terrestres, que de changements par l'homme industrieux ! Le feu, le blé, le navire, le chien dressé, le cheval dompté, voilà des oeuvres que l'homme n'aurait point faites si la science avait tué l'espérance. Surtout dans l'ordre humain lui-même, où la confiance fait partie des faits, je compte très mal si je ne compte point ma propre confiance. Si je crois que je vais tomber, je tombe ; si je crois que je ne puis rien, je ne puis rien. Si je crois que mon espérance me trompe, elle me trompe. Attention là. Je fais le beau temps et l'orage ; en moi d'abord ; autour de moi aussi, dans le monde des hommes. Car le désespoir, et l'espoir aussi, vont de l'un à l'autre plus vite que ne changent les nuages. Alain

« Il y a l'avenir qui se fait et l'avenir qu'on fait.

L'avenir réel se compose des deux.

Au sujet de l'avenir qui se fait, comme orage ou éclipse, il ne sert à rien d'espérer, il faut savoir, et observer avec des yeux secs.

Comme on essuie le verre de la lunette, ainsi il faut essuyer la buée des passions sur les yeux.

J'entends bien.

Les choses du ciel, que nous ne modifions jamais, nous ont appris la résignation et l'esprit géomètre qui sont une bonne partie de la sagesse.

Mais dans les choses terrestres, que de changements par l'homme industrieux ! Le feu, le blé, le navire, le chien dressé, le cheval dompté, voilà des oeuvres que l'homme n'aurait point faites si la science avait tué l'espérance. Surtout dans l'ordre humain lui-même, où la confiance fait partie des faits, je compte très mal si je ne compte point ma propre confiance.

Si je crois que je vais tomber, je tombe ; si je crois que je ne puis rien, je ne puis rien.

Si je crois que mon espérance me trompe, elle me trompe. Attention là.

Je fais le beau temps et l'orage ; en moi d'abord ; autour de moi aussi, dans le monde des hommes.

Car le désespoir, et l'espoir aussi, vont de l'un à l'autre plus vite que ne changent les nuages. [Introduction] Il est sans doute normal que l'avenir préoccupe l'individu, parce que ce dernier ne vit pas uniquement dans le présent ou le passé, et qu'il se soucie logiquement de ce qu'il sera demain.

Mais le terme « avenir » est vaste, qui enclot des phénomènes bien hétérogènes, entre lesquels Alain opère ici une distinction qui peut être utile : il y a d'une part l'avenir « qui se fait » tout seul, sans que l'homme puisse y intervenir, et de l'autre l'avenir «qu'on fait », qui dépend de l'action humaine.

Encore faut-il ensuite préciser les conditions qui peuvent encourager cette dernière ; et c'est à cette analyse que se livre aussi Alain. [I — Les deux avenirs] En distinguant deux avenirs, dont l'addition constitue l'« avenir réel », soit la totalité de ce qui surviendra, Alain fait écho à sa manière à la différence établie depuis les stoïciens entre les événements qui ne dépendent pas de notre volonté et ceux qui en dépendent au contraire.

À la première catégorie appartiennent tous les phénomènes de la nature, ici symbolisés rapidement par l'orage ou l'éclipse. À l'égard de tels phénomènes, la seule attitude à tenir est celle de la science, du savoir objectif.

Ce qui suppose une absence d'affectivité : il faut « observer avec des yeux secs », et se débarrasser de toute passion (comme l'espoir) qui serait nécessairement déçue.

La science permettra cependant de prévoir le déroulement de tels phénomènes, elle pourra donc leur ôter ce qu'ils pouvaient présenter, initialement, d'inquiétant (cf.

Braque : « la science rassure...

»). L'étude de tels phénomènes aurait historiquement abouti à nous apprendre « la résignation et l'esprit géomètre ».

Comprenons : la conscience que ces choses ne dépendent pas de nous, et qu'il est en conséquence inutile de vouloir les modifier, et la faculté de les calculer en toute rigueur.

Ces « choses du ciel », telles qu'Alain les évoque, impliquent des déterminismes efficaces au point d'annuler toute possibilité d'intervention de la part des hommes.

Ce qui peut s'interpréter, dans l'histoire des mentalités et relativement à l'expression « résignation et esprit géomètre », comme se référant aussi bien à une mentalité « théologique qu'à une mentalité scientifique : dans les deux cas, l'esprit humain peut se convaincre de son incapacité à modifier ce qui a lieu, que cela dépende de la volonté des dieux ou des lois de la nature. Il n'en va évidemment pas de même à propos de 1«< avenir qu'on fait », c'est-à-dire de l'ensemble des choses modifiables par l'homme, dont Alain énumère quelques exemples volontairement hétérogènes, mais illustrant la capacité à maîtriser ou modifier des éléments naturels : «le feu, le blé, le navire, le chien dressé, le cheval dompté ».

Résultats du travail humain et d'une volonté qui trouve à s'exercer dans l'« industrie ». [II – La confiance et l'action humaines] Lorsqu'il s'agit de ce qui constitue «l'ordre humain» — qui désigne l'ensemble de ce qui demeure à portée de l'activité humaine –, un aspect subjectif doit être compté au nombre des faits.

C'est ce qu'Alain nomme la « confiance », soit l'espoir de pouvoir obtenir ce que l'on veut.

Cette confiance apparaît comme conditionnant, non seulement la possibilité de l'action, mais bien autant sa réussite. Organiser l'avenir dans l'ordre humain, c'est d'abord admettre que cette organisation est viable ou possible.

Donc affirmer que, dans cet ordre, l'action est efficace.

On doit donc admettre une différence de nature entre l'ordre naturel et l'ordre humain : du premier on ne peut que repérer les lois sans les créer, du second, on peut au contraire tout attendre dès lors que l'enthousiasme s'y manifeste. Ainsi « résignation et esprit géomètre » ne doivent pas seuls régner dans l'ordre humain : ils détermineraient une « passivité » fatale, entraînant du statisme ; ils doivent au contraire laisser place à l'espérance ou à la confiance, qui apparaissent comme les moteurs des transformations de l'ordre humain, donc de son avenir. Alain souligne de la sorte combien la définition de l'avenir humain reste fragile (le désespoir et l'espoir « vont de l'un à l'autre plus vite que ne changent les nuages ») : Si elle repose en partie sur une dimension « psychologique », et si cet aspect modifie l'ambiance dans laquelle vivent et vivront les hommes (« je fais le beau temps et l'orage »), on doit admettre que l'action humaine risque de changer aisément de sens. C'est pourquoi la confiance apparaît si importante : faisant partie des « faits » qui concernent l'homme, elle donne à ses actions une coloration particulière — mais son absence est évidemment, sinon fatale, du moins très grave.

D'où l'invitation à une sorte d'optimisme systématique : puisque notre avenir dépend de notre moral, il s'agit d'avoir bon moral à tout prix — et des formules que l'on pourrait rapprocher de la célèbre « méthode Coué » : « Si je crois que je vais tomber, je tombe ; si je crois que je ne puis rien, je ne puis rien ».

Le texte frôle l'encouragement à l'autopersuasion collective. [III – Un optimisme peu dialectique] On peut d'abord se demander si la différence affirmée par Alain n'est pas un peu trop systématique.

S'il est vrai que la science s'effectue « avec des yeux secs », il l'est peut-être moins que nous ne modifions jamais « les choses du ciel ».

Le progrès technoscientifique commence à autoriser, non seulement la prévision de l'orage, mais, au moins dans certains cas, son détournement.

Et la « résignation » n'est sans doute plus la seule attitude de l'homme face aux phénomènes naturels : son entreprise consiste aussi, en prévoyant le déroulement de ces derniers, à se protéger de leurs effets nocifs (cf.

les normes antisismiques introduites dans la construction au Japon). Complémentairement, l'invitation à la confiance fait peu de cas des rapports dialectiques existant, dans l'ordre humain, entre ce qui a déjà été accompli et ce qui reste possible.

S'il peut être vrai que croire que l'on ne peut rien stérilise le désir d'agir, il l'est tout autant, et sans doute bien davantage, que l'action dépend largement des conditions présentes et des possibilités qu'offre la réalité.

Que la « confiance », ou son absence, puisse modifier la conception que l'on a des conditions présentes ne signifie pas, hélas, qu'elle modifie ces conditions elles-mêmes... S'il suffisait, pour programmer l'avenir de l'ordre humain, de volonté et d'optimisme, on comprendrait mal qu'une société puisse se trouver incapable de résoudre, par exemple, ses problèmes de chômage, sauf à imaginer une perversion très particulière de sa volonté collective.

C'est donc que le réel, dans ses structures et sa constitution même, peut définir des situations contre lesquelles la seule volonté, aussi teintée d'optimisme qu'on la veuille, est impuissante. [Conclusion] Ce texte d'Alain est symptomatique d'une attitude philosophique qui, pour atteindre une certaine clarté dans l'exposé et tenir compte de la seule dimension « psychologique » ou « morale » de l'homme, ignore la complexité du réel, mais aussi l'existence des relations dialectiques unissant la science et la nature d'une part, la volonté humaine et la réalité sociohistorique de l'autre.. »

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