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Alain

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Je crois utile de distinguer les travaux et les oeuvres. La loi du travail semble être en même temps l'usage et l'oubli. Qui pense à la récolte de l'autre année ? La charrue trace les sillons ; le blé les recouvre ; le chaume offre encore un autre visage ; mais cet aspect même est effacé par d'autres travaux et par d'autres cultures. Le chariot, la machine, l'usine sont en usure ; on en jette les débris, sans aucun respect ; on reprend ces débris pour d'autres travaux. Rien n'est plus laid qu'un outil brisé et jeté sur un tas ; rien n'est plus laid qu'une machine, rouillée, une roue brisée au bord de la route. Les choses du travail n'ont de sens que dans le mouvement qui les emporte ou les entoure, ou bien dans leur court repos, quand tout marque que l'homme va revenir. C'est pourquoi les signes de l'abandon, les herbes non foulées, les arbustes se mêlant aux outils et aux constructions industrielles, font tout autre chose que des ruines vénérables. (...) Par opposition on comprend que l'oeuvre est une chose qui reste étrangère à ce mouvement. Cette résistance (...) est sans doute le propre des oeuvres d'art, et passe même bien avant l'expression, car un tas de débris exprime beaucoup. Aussi voyons-nous qu'un aqueduc ou un rempart, par la seule masse, sont monuments. Et l'on peut décider qu'il n'y a point de forme belle, si elle ne résiste. Alain

« Je crois utile de distinguer les travaux et les oeuvres.

La loi du travail semble être en même temps l'usage et l'oubli.

Qui pense à la récolte de l'autre année ? La charrue trace les sillons ; le blé les recouvre ; le chaume offre encore un autre visage ; mais cet aspect même est effacé par d'autres travaux et par d'autres cultures.

Le chariot, la machine, l'usine sont en usure ; on en jette les débris, sans aucun respect ; on reprend ces débris pour d'autres travaux.

Rien n'est plus laid qu'un outil brisé et jeté sur un tas ; rien n'est plus laid qu'une machine, rouillée, une roue brisée au bord de la route.

Les choses du travail n'ont de sens que dans le mouvement qui les emporte ou les entoure, ou bien dans leur court repos, quand tout marque que l'homme va revenir.

C'est pourquoi les signes de l'abandon, les herbes non foulées, les arbustes se mêlant aux outils et aux constructions industrielles, font tout autre chose que des ruines vénérables.

(...) Par opposition on comprend que l'oeuvre est une chose qui reste étrangère à ce mouvement.

Cette résistance (...) est sans doute le propre des oeuvres d'art, et passe même bien avant l'expression, car un tas de débris exprime beaucoup. Aussi voyons-nous qu'un aqueduc ou un rempart, par la seule masse, sont monuments.

Et l'on peut décider qu'il n'y a point de forme belle, si elle ne résiste. L'idée centrale du texte est qu'il faut distinguer le travail et l'œuvre, et cette distinction se fait du point de vue de la durée.

La loi du travail est l'oubli, aussi bien pour les produits du travail (destinés à être consommés) que pour les moyens du travail, les outils, qui ne sont faits que pour être utilisés jusqu'à l'usure.

L'œuvre au contraire (l'œuvre d'art notamment) est faite pour durer.

Alain voit même dans la résistance au temps le premier critère de la beauté. Ce texte s'inscrit donc dans une perspective inverse de celle du texte de Marx.

Le travail est certes un critère d'humanité (seuls les hommes travaillent), mais il ne peut être le lieu d'accomplissement de l'essence de l'humanité. Dans une perspective assez proche ici de celle de Hannah Arendt, Alain pense que la création artistique est une activité d'un autre ordre, et d'un ordre supérieur, irréductible au simple travail, c'est-à-dire à la production d'objets utiles.

En ce sens, un des intérêts philosophiques majeurs de ce texte est de mettre en question l'habitude que nous avons prise de désigner toute forme d'activité par le mot « travail » : un sculpteur « travaille »-t-il au même sens qu'un agriculteur ? Pour Marx, oui, mais pour Alain, non. Si, par le travail, l'homme s'inscrit dans l'histoire, la durée des produits et des moyens de travail est pourtant fondamentalement différente de celle des oeuvres.

Ils disparaissent ou perdent sens en perdant leur fonction.

Cette caractéristique tant des produits que des moyens de travail incite à une réflexion sur le sens et la valeur de cette activité. Travail et oeuvre s'opposent du point de vue de la durée, qu'il s'agisse du produit du travail ou de l'outil, moyen de travail. Pour le produit du travail, c'est clair : une fois consommé il disparaît et est oublié.

La nécessité vitale, qui oblige au travail, se renouvelle sans cesse et contraint à un perpétuel recommencement.

Le produit du travail n'est jamais laissé tel quel mais toujours consommé ou utilisé comme matière première pour un autre travail. L'outil, lui, semble durer davantage, pourtant il est fait pour être utilisé jusqu'à l'usure.

Sa disparition par usure est inscrite dès l'origine.

Seul son usage importe ; dès qu'on ne peut plus en user, on le jette.

Le sens de l'outil ne repose pas en lui-même, mais hors de lui, dans son utilité. D'où l'idée que des vestiges d'objets techniques ou des hangars désertés peuvent bien signifier (« exprimer ») le passé mais ne peuvent émouvoir comme les oeuvres d'art. L'oeuvre d'art, au contraire du produit du travail ou de l'outil, est faite pour durer, elle doit rester intacte, échapper au temps.

Et Alain va jusqu'à qualifier d'oeuvre d'art tout ouvrage technique dont la fonction première est de durer, tels l'aqueduc ou le rempart.

Le premier critère de beauté serait donc de résister au temps. Si l'oeuvre échappe, ou au moins résiste, au temps, on comprend que certaines pensées, celle par exemple de Hannah Arendt, dans son livre La condition de l'homme moderne (1958, Calmann-Lévy, 1961), cherchant à hiérarchiser les activités humaines, voient dans ce fait la marque de l' « infériorité » du travail.

En ce sens, même si le travail est un critère d'humanité, il ne saurait être le lieu de l'accomplissement de l'essence de l'humanité.. »

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