A quelles conditions alors peut-on accepter cette volonté d’avoir raison ?
Publié le 02/10/2022
Extrait du document
«
Le mot raison a des sens multiples, puisqu'il désigne la faculté de l'esprit qui
nous permet de distinguer le vrai du faux (être rationnel), le bien du mal (être
raisonnable), cette faculté dont Descartes affirme qu'elle est « la chose du monde
la mieux partagée ».
Mais avoir raison, ce n'est pas toujours être capable d'un
jugement juste, universellement valable et surtout démontrable, ce que sousentend le sujet puisqu'il s'agit d'avoir raison « contre » les faits.
Ce sens général
du mot signifie au sens large, les choses qui se passent, ce qui arrive, ce qui ne
dépend pas de notre jugement.
La délimitation de l’acte volontaire ne va pas de soi.
En effet, les motifs qui
justifient une volonté se confondent parfois avec les mobiles cachés et moins
rationnels du désir.
A quelles conditions alors peut-on accepter cette volonté
d’avoir raison ? Est-elle légitime ? Est-elle efficace ? N’a-t-on pas intérêt à
conserver une prudence critique devant cet effort polymorphe, raisonné ou
passionné ?
Pour répondre à ce questionnement, nous nous efforcerons de savoir si cette
volonté d’avoir raison peut, de bout en bout, des intentions aux conséquences, se
plier aux exigences de la raison ou si elle n’est que le voile ou le masque de
mobiles sans doute avouables mais peu scrupuleux à l’égard de la vérité.
L’enjeu
de cette question est multiple : il s’agit de la préservation de la liberté d’opinion
d’autrui et de sa liberté de penser mais il s’agit aussi de la difficulté qu’a l’être
humain de maintenir dans le cadre de la raison, son invocation de la raison.
I.
Vouloir avoir raison semble légitime.
Si l’on considère l’expression littéralement, dans la neutralité de son sens
littéral dénué de connotations, une telle volonté d’avoir raison semble
difficilement critiquable.
Critiquer consiste à évaluer les raisons d’une pensée ou
d’un acte.
Or la volonté est une inclination qui, par opposition à l’impulsion
sensible du désir, repose sur une ferme résolution délibérée, c’est-à-dire motivée
par des raisons.
C’est donc au nom même de l’esprit critique que l’on veut avoir
raison, que l’on cherche la vérité et aucun soupçon ne peut peser sur cette
intention tant que les moyens mis en œuvre restent justement subordonnés à
l’objectif que je me suis fixé : avoir raison qui suppose donc garder raison.
A
cette condition, il semble donc légitime de vouloir avoir raison.
2) De la légitimité de l’intention à l’efficacité des effets.
Cette volonté par ailleurs se distingue d’une simple velléité parce qu’elle
s’efforce de tenir la règle, l’engagement qu’elle s’est fixée et qui consiste à
vouloir rendre raison de la réalité.
Or la vérité que l’on s’efforce d’atteindre par
sa représentation rationnelle supporterait mal d’être velléitaire car elle a à
affronter la force d’inertie des préjugés, la force de séduction de la propagande
et de la démagogie, la ruse de la persuasion qui oppose à l’effort de convaincre
des arguments irrationnels comme la flatterie, les sophismes, la menace, la
promesse.
Il faut ainsi à Socrate (dans le Gorgias de Platon, 427-347) beaucoup
de ténacité pour affronter Calliclès et son refus d’entendre raison qui va jusqu’à
qualifier son interlocuteur de « grenouille coassante ».
3) Cette intention justifie une débauche d’efforts.
Si cette volonté d’avoir raison conduit celui qui soutient une thèse à la
fermeté, voire à l’irascibilité, nous pouvons encore saluer cet effort parce que du
conflit rationnel et dialogique qu’il engendre contre la thèse adverse, il peut
venir à bout de tenaces réticences de la part de celui qui ne veut pas entendre
raison.
Ainsi, tel qu’il est mis en scène dans l’œuvre de Platon, Socrate n’hésite
pas à recourir à l’ironie non pour vaincre ses adversaires mais pour les faire
accoucher d’une vérité qu’il prétend ne pas détenir.
Remarquons toutefois que
Socrate justement ne veut pas avoir raison mais met en œuvre la raison pour faire
surgir la vérité dans l’esprit de son interlocuteur : il ne possède pas la sagesse mais
l’aime et veut la faire advenir.
4) A armes égales contre la force de l’opinion infondée.
Dans une perspective plus moderne, celle de la liberté individuelle, « vouloir
avoir raison » apparaît comme l’effort d’une revendication légitime de la liberté
de penser contre les dogmes et les idéologies dominantes.
Tenir à la thèse que
l’on s’est efforcé de construire rationnellement apparaît comme un souci
légitime contre les tentations de céder aux pensées préfabriquées qui
s’enracinent dans la force des préjugés.
Ainsi Descartes (1596-1650) à la fin de la
première étape de ses Méditations Métaphysiques n’hésite pas à opposer à la
force des préjugés l’excès de son doute, comme pour combattre à armes égales
l’opinion et la confiance naïves dans les préjugés.
Sans la ténacité de Galilée
(1564-1642), l’héliocentrisme aurait-il été si convainquant contre des siècles du
géocentrisme et l’autorité scientifique et religieuse de son temps ?
Conclusion-transition
Ainsi nous avons vu que « vouloir avoir raison » manifeste une intention légitime
qui, pour affronter la mauvaise foi et la force des préjugés doit s’armer de cœur,
de courage sans pour autant renoncer aux exigences de la raison (tout comme
dans l’âme sage le thumos doit rester subordonné au noùs).
Toutefois, nous pouvons suspecter cette volonté de muter en passion et de se faire
le vecteur de mobiles moins rationnels que la recherche de la vérité.
Alors «
vouloir avoir raison » semble dangereux pour cette vérité que la raison cherche à
formuler à travers le discours et, en ce cas cette volonté semble critiquable.
Par ailleurs, « vouloir avoir raison » suppose une confiance en la raison qui peut
être discutée : la raison suffit-elle à garantir la vérité de mon propos ? Est-elle
toujours efficace et même nécessaire si tout n’est pas démontrable ? N’est-on pas
alors tenté de seulement l’emporter sur son adversaire ? Et cette possible
impuissance de la raison n’est-elle pas justement un des mobiles qui fait
craindre à celui qui soutient un point de vue qu’il ne parviendra pas à rendre
raison de sa thèse et qu’il a raison de « vouloir avoir raison » bien qu’il ne puisse
le démontrer ?
II.
Sous le voile de la volonté, se cache l’inclination pathologique ou calculatrice
de la domination.
1) De la volonté au désir.
Vouloir quelque chose signifie parfois le désirer.
D’ailleurs, on aime avoir raison
et on est réticent à avouer ses torts devant autrui dès lors que cette concession
atteint notre amour-propre et alors même qu’on se le reconnaît dans son for
intérieur.
Loin d’être une inclination délibérée, sous l’apparence rationnelle
d’une volonté à la recherche de la vérité, peut se cacher un désir dont les causes
sont ignorées par l’individu.
Les mobiles sensibles d’un tel désir se manifestent à
travers le caractère péremptoire de celui qui « veut avoir raison » y compris
contre la raison ou en abusant de la raison.
C’est en ce sens que l’on dit de
certaines personnes, « qu’elles veulent toujours avoir raison » alors que
reconnaître que l’on peut se tromper est, à l’instar de la « réfutabilité » ou de «
falsifiabilité » des théories scientifiques pour Karl Popper (1902-1994,
Conjectures et réfutations), un gage de sérieux et de rationalité.
Un discours qui se barde de toutes sortes d’arguments pour prévenir toute
critique finit par perdre de son crédit parce qu’on le soupçonne de cacher,
derrière la multitude des raisons invoquées, des mobiles moins rationnels.
Il
s’agit à travers ce reproche de souligner une tendance presque maladive
(«pathologique» dirait Kant, pour souligner l’absence de motivations
rationnelles) de désirer passionnément imposer son opinion aux autres, de
vouloir conquérir leur reconnaissance voire leur servitude intellectuelle afin
d’exercer sur eux une domination.
2) Des mobiles « trop humains ».
a) La vanité autoritaire.
Ainsi, en ce sens, on peut «vouloir avoir raison» non seulement parce qu’il est
parfois difficile d’abandonner ses convictions, celles de son temps (et c’est sans
doute pourquoi la plupart des grandes révolutions scientifiques sont dues aux
intuitions d’hommes à l’esprit jeune qui ont peu à perdre intellectuellement ou
socialement : Kepler (1571-1630) ou Einstein ont une vingtaine d’années
lorsqu’ils ont l’intuition de leurs théories) mais aussi parce que l’on a besoin de
se rassurer sur soi, parce que l’on craint le désaccord.
«Vouloir avoir raison»
revient alors à désirer l’assentiment des autres, leur reconnaissance de manière
parfois maladroite et revient à combler une angoissante incertitude sur soi par....
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