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Y a-t-il quelque chose d'injuste à supporter passivement d'être l'objet d'une injustice ?

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« L'idée de justice implique pour nous la notion de rapports entre des hommes, et nous ne songeons guère, comme le voulait Platon, à l'appliquer à la conduite de l'individu en lui-même.

Il en est de même en ce qui concerne l'idée corrélative d'injustice.

Apparemment, on n'est ni juste ni injuste envers soi-même.

Mais les actes d'autrui retentissent sur nous, et il est difficile de ne pas se demander si l'appréciation des événements qui nous intéressent peut ignorer les règles de la morale sociale.

Si je n'accepte pas l'injustice faite à autrui, puis-je l'accepter si elle me frappe ? On est toujours, pourtant, tenté de dire : il est au moins inattendu de réclamer des comptes à une victime peutêtre hors d'état d'être autre chose qu'une victime et de formuler cette protestation dont on lui reproche l'absence. Mais, même si l'on néglige ce fait, encore faut-il qu'une telle protestation soit susceptible d'aboutir à un résultat efficace; faute de quoi la constatation de son inutilité se retournerait contre la cause même dont elle prétendrait appuyer la valeur. En outre peut-on incriminer une attitude dont les conséquences paraissent strictement limitées à la personnalité de celui qui l'adopte ? Nul autre que lui ne souffrira de l'injustice subie, et même si l'on définit, avec certains penseurs, la justice comme répondant à un principe « d'égale liberté », ne peut-on considérer le sacrifice par un sujet de la part de liberté qui lui revient légitimement, comme profitable dans certains cas à la communauté ? Si, par exemple, pressé par les protestations des personnes qui m'entourent, je renonce au droit qui m'appartient d'obtenir d'un employé des renseignements compliqués, ou de déposer entre ses mains une réclamation détaillée, une telle attitude ne se doublera-t-elle pas d'un profit général ? Bien mieux ! si on admet une échelle de valeurs dans laquelle par exemple le salut du groupe social ou la réalisation d'un idéal de vérité tiendront une place éminente, un individu pénétré de telles conceptions pourra tenir pour justifié de sacrifier un droit à une réalité qui le dépasse, il pourra considérer qu'étant un obstacle à la réalisation de certaines fins supérieures, son devoir est de s'effacer, car ce serait la renonciation à ces fins mêmes qui constituerait la plus inacceptable des injustices. Saint Just acceptant sans murmurer la nomination de Pichegru à la tête de l'armée républicaine, malgré la candidature de Hoche tenue par lui pour plus conforme à la justice, et ce pour ne pas donner aux soldats l'impression d'un désaccord au sein du Comité de Salut Public; tel citoyen acceptant l'exil, la mort même pour ne pas désobéir aux lois ou pour ne pas compromettre le sort de son pays; tel personnage d'un roman contemporain acceptant un châtiment immérité et la honte sur sa mémoire pour ne pas nuire au prestige d'une cause, nous semblent plutôt des héros que des coupables. Inversement, n'y a-t-il pas quelque chose de moralement inquiétant à voir une personnalité faire passer au premier plan de ses préoccupations un effort revendicateur dont elle doit être la bénéficiaire ? On ne saurait évidemment voir un argument décisif dans la réaction sociale si sévère pour les faiseurs d'histoires, pour les gêneurs, dont la raison d'are réside dans une perpétuelle protestation contre les iniquités dont ils auraient pu être victimes.

On sait en effet l'indifférence habituelle du groupe à l'égard des individus comme d'autre part la facile résignation avec laquelle chacun supporte des malheurs atteignant le prochain. Il n'en est pas moins vrai qu'une si rigoureuse condamnation ne saurait être tenue pour totalement injustifiée. Et d'abord, il est difficile de croire au désintéressement d'un sujet, dont le profit personnel est trop étroitement attaché à la réalisation de la justice pour que le redressement des torts n'apparaisse pas comme un moyen de redressement de ses intérêts.

Les valeurs d'équité ne sauraient se présenter dans toute leur pureté, si la réalisation en est tournée vers l'avantage de celui qui les poursuit. En réalité, l'attitude revendicatrice suppose souvent l'acceptation inavouée d'un système de valeurs au centre duquel se place la personnalité du revendicateur; la plupart des gens s'estiment lésés parce qu'ils s'estiment, tout court, et la vigueur de la protestation dépend étroitement de l'importance que s'accorde le protestataire. N'y a-t-il pas dans un semblable égocentrisme le reflet d'une inexcusable vanité ? et la psychologie pathologique ne se joint-elle pas à l'observation normale pour nous montrer avec quelle constance un sentiment excessif de la personnalité s'unit chez certains malades à l'hypertrophie de la tendance revendicatrice. Une telle suffisance se double souvent d'une naturelle indifférence aux malheurs qu'est susceptible d'entraîner la satisfaction d'un droit, inflexiblement poursuivie.

Que de gens auraient sauvés le retrait d'une plainte ou l'allègement d'une dette.

N'y a-t-il pas quelque absence de pitié à réclamer justice contre des êtres humains quand on est informé des souffrances qui doivent résulter pour eux de cette justice même ? Du reste une si brutale sévérité ne tourne pas nécessairement au triomphe du bon droit.

On sait quels retournements contre l'équité peuvent résulter de la réalisation d'une équité trop stricte « Summum jus summa injuria » dit le vieil adage, et la gravité du châtiment découlant des mécanismes légaux peut faire passer la justice du camp du plaignant à celui du délinquant. Enfin, il est bien évident qu'une doctrine d'amour n'envisagera pas sans tristesse une attitude qui suppose la distinction précise des personnes, le rejet du sacrifice, la substitution des exigences formulées par les intérêts respectifs aux élans de charité susceptibles d'abolir la distinction du tien et du mien. Cependant, nous avouons en réalité que tous ces arguments ne sauraient nous donner complète satisfaction : ni les résultats de la soumission à l'injustice, ni les mobiles invoqués pour la justifier ne nous paraissent décisifs. Et d'abord, est-il sûr qu'en acceptant l'injustice qui vous frappe, vous serez seul à en souffrir, et que votre attitude n'entraînera pas des conséquences susceptibles de s'étendre à d'autres que vous ? L'injustice tolérée constitue un précédent; elle risque de passer en habitude, ou même de prendre force de règle, par les acceptations qui la légitimeront en s'y associant; car on sait à quel peint il est difficile, en termes de droit, de faire le départ entre ce qui est du ressort de l'usage, et ce qui s'inspire de la rationalité.

Le fait accompli prend force de loi, et la jurisprudence est source des codes.

Si vous renoncez à un poste mérité, si vous vous soumettez à des exigences abusives, vous préparez d'autres renoncements et d'autres exigences.

Il est vrai que de tels effacements pourront invoquer le sacrifice à des intérêts supérieurs.

Mais l'intérêt d'un autre n'est pas un intérêt supérieur; si la part de liberté accordée à chacun se trouve augmentée, de par la disparition d'un compétiteur, ce fait ne rachète pas la. »

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