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Valeur morale et utilité sociale ?

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« Position de la question.

Les doctrines utilitaires ont prétendu ramener la valeur morale des actions humaines à leur utilité sociale ou, tout au moins, à considérer celle-ci comme la mesure de cette valeur.

Peut-on accepter cette conception? L'utilitarisme. Rappelons d'abord brièvement les formes qu'à prises la Morale utilitaire au cours de l'histoire. A.

— Déjà, dans l'antiquité, ÉPICURE, tout en posant le plaisir comme souverain bien, avait, en réalité, dépassé l'hédonisme pur pour aboutir à un eudémonisme utilitaire, à vrai dire, assez étroit, qui ne reconnaît guère qu'une vertu, l'amitié, laquelle a son principe dans l'intérêt. B.

— Dans les temps modernes, ce sont surtout les philosophes anglais qui ont développé la théorie utilitaire.

C'est ainsi que BENTHAM (1748-1832), tout en posant lui aussi que le plaisir est bon en principe, veut que l'on considère surtout les conséquences objectives de nos actes.

De ce point de vue, il y a lieu de tenir compte de la valeur comparée des plaisirs d'après leur intensité, leur durée, leur certitude, leur proximité, leur fécondité et leur pureté (c'est-à-dire l'absence de tout mélange de douleur) et d'établir d'après cela une « arithmétique morale » aboutissant à une évaluation quantitative.

Dans cette évaluation, on devra considérer aussi les conséquences sociales de nos actes; car, si, selon BENTHAM, notre intérêt particulier se confond avec l'intérêt de la société, celui-ci l'emporte cependant sur les intérêts privés parce qu'il les enveloppe tous.

C'est de ce point de vue, notamment, que BENTHAM juge le droit et spécialement le droit pénal.

L'expiation proprement dite est une souffrance inutile; mais le châtiment se justifie dans la mesure où il sert à empêcher le crime ou à le rendre plus rare. Cette doctrine a été élargie par J.

Stuart MILL (1800-1873) en un utilitarisme qui tient compte, non plus seulement de la quantité, mais de la qualité des plaisirs.

MILL fonde cette dernière idée sur un argument d'ordre psychologique.

En fait, selon lui, les hommes qui connaissent les plaisirs nobles du coeur, de l'intelligence, de la conscience, leur accordent une préférence marquée par rapport aux plaisirs inférieurs communs à l'homme et aux animaux.

Le bonheur ou l'intérêt — MILL identifie ces deux notions — consiste dans la plus grande somme possible de plaisirs considérés ainsi au point de vue de leur qualité comme de leur quantité.

Stuart MILL ajoute que, l'intérêt général n'étant que la somme des intérêts particuliers, le critérium utilitaire consiste, non dans le bonheur propre de l'agent individuel, mais dans celui de tous les intéressés, dans « la plus grande somme de bonheur général ».

Le droit et la justice, notamment, se ramènent au bien social, à l'intérêt du plus grand nombre.

C'est ainsi également que se justifient même le sacrifice et la vertu désintéressée, car rien n'est plus utile à la société que le dévouement et le désintéressement. Ces théories utilitaires ont été reprises, plus près de nous, en Angleterre, par Henry SIDGWICK (Methods of Ethics, 1875), qui soutient lui aussi un utilitarisme du bien général, le bien étant défini « ce que l'homme désire raisonnablement », et en France par Gustave BELOT (Études de Morale positive, 1907, 2e éd., 1921) qui s'efforce d'établir qu'en fait, ou dans l'opinion des hommes, les règles morales ont toujours une utilité sociale et que la moralité s'est développée sous l'influence des exigences de l'intérêt collectif. Critique de l'utilitarisme. A.

— Il ne faut pas méconnaître que l'utilitarisme représente un progrès par rapport à l'hédonisme pur : « L'intérêt, dit R.

LE SENNE (Tr.

de Morale générale, p.

392 se distingue du plaisir comme le médiat de l'immédiat; il doit donc accentuer l'orientation de la morale vers le bien universel et lui-même évoluer dans ce sens.

» La considération de l'intérêt introduit en effet un élément de réflexion, voire de calcul, dans l'action morale, et contribue ainsi à la rationaliser. B.

— Il est cependant impossible de ramener la valeur morale de nos actes à leur utilité sociale et même de prendre celle-ci pour mesure de cette valeur. 1° D'abord, la rationalisation dont nous venons de parler est bien imparfaite.

Elle consiste en un simple calcul, en une supputation d'avantages et d'inconvénients.

Or, nous sentons bien que la valeur morale se situe sur un plan beaucoup plus élevé que ce calcul utilitaire.

Comme l'écrit CICÉRON dans le De Officiis (III, chap.

30), « on dit parfois qu'une chose, qui est très utile, devient moralement bonne; mais c'est qu'alors elle l'est par nature, elle ne le devient pas.

Car rien ne peut être utile qui ne soit, en même temps, moral; et ce n'est pas parce que la chose est utile qu'elle est morale; c'est au contraire parce qu'elle est morale qu'elle est utile ».

Autrement dit, l'utilitarisme renverse l'ordre des valeurs, ou plutôt il détruit toute valeur en la rabattant sur le plan d'un calcul d'intérêts.

Ainsi que l'observe R.

LE SENNE (Ouv.

cité, p.

392-393 et 406), il y a là une conception qui est en relation avec certaines conditions historiques : « Le développement de l'utilitarisme a été lié au développement de la richesse de l'Angleterre : c'est une morale de commerçant », une morale « de banquiers pacifistes » qui reste « à la superficie de l'âme humaine en s'enfermant dans la conscience qui perçoit et qui calcule ».

Or, ainsi que l'a remarqué l'historien BUCHEZ, une telle étroitesse de vues est extrêmement dangereuse du point de vue moral : « Il n'y a pas un abus de la force, pas une injustice, que la théorie de l'utilité n'ait servi à autoriser.

» 2° Il y a, pour la même raison, à la base de ces théories, un postulat individualiste.

La richesse de l'Angleterre était « issue de la productivité individuelle » (LE SENNE, ibid.).

Aussi, la plupart de ces théories ramènent-elles l'intérêt social à une simple somme d'intérêts privés, supposés harmoniques entre eux.

Il y a là une méconnaissance de faits sociologiques certains : d'abord, qu'un tout — et notamment un groupe social — est autre chose que la somme de ses parties; et, d'autre part, qu'une société comporte toujours une pluralité de groupes dont les intérêts, de même d'ailleurs que les intérêts individuels, peuvent être souvent en conflit. 3° Le critère de l'intérêt devient ainsi purement formel.

Il ne nous indique pas quel est le groupe dont l'intérêt devra passer avant celui des autres et déterminera la moralité de l'acte.

Ce n'est qu'à condition de valoriser l'intérêt de tel ou tel groupe qu'on peut le privilégier par rapport aux autres.

Mais il est évident que le principe de cette valorisation ne peut être emprunté à la simple considération des intérêts, puisque ces intérêts peuvent être antagonistes.

Cette considération est même incapable de nous fournir une mesure de la valeur morale, tout principe de hiérarchisation entre les intérêts des divers groupes faisant défaut si l'on n'introduit pas un jugement de valeur. 4° Il est même inexact de prétendre que la moralité s'est développée par suite de considérations utilitaires.

Il n'y a là que des justifications après coup et qui sont, comme nous l'avons dit, fonction d'une mentalité très évoluée, propre aux sociétés du XIXe siècle. L'origine des règles morales est ailleurs, dans un état d'esprit mystico-religieux tout à fait étranger aux préoccupations d'intérêt. Conclusion.

L'utilité sociale — notion d'ailleurs bien indéterminée — ne saurait être prise ni pour fondement ni même pour mesure de la valeur morale.. »

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