Tout comprendre, est-ce tout pardonner ?
Extrait du document
«
Dès qu'on se sera défini exactement le mot excuser » (par lequel on reconnaît qu'un mal a été commis, sans que
pourtant on veuille en faire porter le poids à l'auteur de l'acte) — on saura situer le problème : l'homme doit-il
répondre de ses actes ? C'est donc, sous un certain angle, toute la question de la responsabilité individuelle qui est
soulevée; et elle sera centrée ici sur l'idée qui en donne réellement le point critique : y a-t-il responsabilité, si l'acte
s'explique comme un événement physique ? Si, par suite, on peut à fond le comprendre ? L'orientation générale de la
dissertation est ainsi donnée.
La discussion se précisera, si l'on observe que comprendre a un sens populaire : savoir
se représenter un état d'esprit, et se mettre en quelque sorte à la place d'autrui ; — et un sens scientifique ou
philosophique : suivre l'événement dans tout son déterminisme.
Le second sens posera le problème de fond : l'action
humaine est-elle déterminée de telle sorte qu'elle soit comme emportée en nous par tout son conditionnement, si
bien qu'il faudrait seulement constater et nous mettre hors de cause ?
On posera le problème en montrant comment la recherche des origines de l'action nous amène à limiter, et peut-être
à refuser de déclarer la responsabilité de l'homme qui agit.
Plan.
— Introduction.
— Le Jugement moral que nous portons sur les actions ne peut dépendre seulement de leur
nature et de leur valeur intrinsèque ; il tient aussi aux conditions qui les ont déterminées.
La sévérité du juge
s'atténue, dès qu'il voit à l'acte des origines qui en expliquent le déroulement.
Mieux comprendre, c'est donc tendre
à limiter la culpabilité.
Et si nous pouvions aller jusqu'à la compréhension totale, ne serions-nous pas entraînés à
écarter la faute, à excuser ?
I.
— Posons d'abord exactement la signification de l'excuse.
Il va de soi qu'elle ne tend pas à nier les valeurs
morales en elles-mêmes ; elle admet la réalité d'un mal ; mais elle n'en fait pas porter le poids à l'agent, différente
en cela du pardon, qui affirme la faute en môme temps que le mal, tout en consentant à oublier.
Le pardon est
l'indulgence pour l'homme déclaré coupable.
L'excuse écarte l'idée de la faute ; elle met l'agent hors de cause.
Comment dérive-t-elle d'un effort pour comprendre ?
II.
— En un premier sens — sens populaire — vouloir comprendre serait l'effort sympathique de l'individu qui juge,
pour se mettre à la place de l'homme incriminé, dans tout le jeu de ses sentiments et de ses pensées, dont on
suivra le déroulement jusqu'à l'acte.
Il est certain que de sentir comme en soi cet entraînement de la vie d'autrui, on
se trouve disposé à en admettre l'idée, et par là même à y condescendre.
Ce qui mène à l'excuse.
Mais cet état de
fait se justifie difficilement.
On soutiendrait avec raison que cette compréhension sympathique n'est que
représentation toute subjective ; qu'elle admet l'action comme inévitable parce qu'elle retrouve en autrui ses
propres faiblesses, réelles ou possibles, au lieu de chercher l'objectivité des jugements.
III.
— Mais comprendre a aussi un sens philosophique ou scientifique : mettre le fait en relation avec ses conditions
réelles, le voir dans l'enchaînement des circonstances et des sentiments qui l'ont produit, c'est-à-dire, en un mot,
en établir le déterminisme.
Or, si l'on relie l'action, d'abord à toute l'individualité, puis, que l'on voie en celle-ci le
produit du milieu et de tous les événements qui ont contribué à la former, on en fait une conséquence naturelle, à la
manière des choses physiques : et un mécanisme ne se blâme pas, on ne peut qu'en regretter les conséquences.
Cela conduirait à tout excuser.
IV.
— Nous n'objecterons pas que la moralité serait ruinée.
On se défend contre les choses, on ne les punit pas : la
notion morale de sanction ne se comprend que si l'action est vraiment l'expression de l'homme, non un résultat
mécanique.
Il s'agit donc au fond de savoir si l'être humain se déterminerait à la façon des choses.
Mais s'il est vrai
qu'à l'instant de la détermination on ne peut faire autrement que voir l'enchaînement des événements qui la
causent, il faut caractériser le milieu psychologique où se situe cet instant lui-même, savoir s'il n'y avait pas
d'autres possibilités, donc chercher si toute initiative de la pensée et de la conscience se trouvait exclue, si
l'activité totale n'aurait pu être orientée en d'autres sens.
On ne voit pas, sans doute, que tel caractère, dans telles
circonstances, ait pu agir autrement qu'il ne l'a fait, mais aussi on voit que la réflexion, l'intelligence générale des
choses, comme l'intelligence de la vie morale eussent pu créer un autre milieu mental, donc préparer d'autres
actions.
La conscience joue en nous comme centre de réorientation, donc de responsabilité.
Et, tout en
comprenant, on n'excusera que si, pour des raisons ou extérieures, ou organiques, ou môme psychologiquement
anormales, il apparaît que d'aucune façon la conscience ne pouvait intervenir efficacement.
Conclusion.
— Tout comprendre, ce n'est donc pas tout excuser, c'est avoir le moyen de déterminer les cas où il
faut excuser.
Mais nous dirons que, sans cet effort de compréhension, la peine risque de devenir une réaction tout
extérieure à la morale, donc de rester au moins en partie injustifiée..
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