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Saint Augustin et le Connais-toi toi-même

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Cette phrase qu'elle entend : « Connais-toi toi-même », comment l'âme s'en souciera-t-elle, si elle ne sait ni ce qu'est « connais » ni ce qu'est « toi-même » ? Mais si elle sait ces deux choses, elle se connaît aussi elle-même. Car on ne dit pas à l'âme : « Connais-toi toi-même », comme on dit : « Connais la volonté de cet homme » ; cette volonté ne nous est présente, pour être saisie et comprise, que par des signes corporels qu'il donne ; et encore de telle manière que nous y croyons plus que nous ne comprenons. Ce n'est pas non plus comme on dit à un homme « Regarde ton visage », ce qui ne peut avoir lieu que dans un miroir. Car notre visage échappe à notre regard, n'étant pas là où l'on peut diriger les yeux. Mais quand on dit à l'âme : « Connais-toi toi-même », en même temps qu'elle comprend ce qu'on lui dit, « toi-même", elle se connaît elle-même, sans autre raison que sa présence à elle-même. Saint Augustin

« Cette phrase qu'elle entend : « Connais-toi toi-même », comment l'âme s'en souciera-t-elle, si elle ne sait ni ce qu'est « connais » ni ce qu'est « toi-même » ? Mais si elle sait ces deux choses, elle se connaît aussi elle-même. Car on ne dit pas à l'âme : « Connais-toi toi-même », comme on dit : « Connais la volonté de cet homme » ; cette volonté ne nous est présente, pour être saisie et comprise, que par des signes corporels qu'il donne ; et encore de telle manière que nous y croyons plus que nous ne comprenons.

Ce n'est pas non plus comme on dit à un homme « Regarde ton visage », ce qui ne peut avoir lieu que dans un miroir.

Car notre visage échappe à notre regard, n'étant pas là où l'on peut diriger les yeux.

Mais quand on dit à l'âme : « Connais-toi toi-même », en même temps qu'elle comprend ce qu'on lui dit, « toi-même", elle se connaît elle-même, sans autre raison que sa présence à elle-même. « Connais-toi toi-même » : cette phrase célèbre est d'abord un impératif, et donc la connaissance de soi apparaît comme une tâche à accomplir.

On peut déjà voir là un paradoxe : ou bien la connaissance de soi est immédiate, et donc elle n'est plus un objectif, ou bien elle ne l'est pas, et l'on ne voit guère par quels moyens on pourrait la rendre possible. Ce paradoxe peut aider à comprendre le point de départ de la démarche augustinienne.

Saint Augustin ne s'interroge pas en effet directement sur les moyens qui rendraient possible la connaissance de soi, mais utilise l'injonction comme support pour la méditation.

Et ceci le conduit à mettre au jour un second paradoxe : « Connais-toi toi-même » n'a de sens que si l'on comprend à la fois ce que c'est que connaître et ce que c'est que soi-même.

Le paradoxe est d'autant plus riche que l'âme est ce qui connaît, comme l'indique la tournure pronominale de la phrase.

Nous voilà orientés dans la bonne direction : « si elle sait ces deux choses, elle se connaît aussi elle-même ». Ainsi, le problème de la connaissance de soi n'est résolu que si l'on renonce à toute tentative de solution, en préférant méditer intérieurement son énoncé.

C'est ce que confirme la suite du texte, qui distingue la connaissance de soi de toute autre connaissance, et d'abord de ce qui lui ressemble le plus, la connaissance des intentions d'autrui.

Nous avons affaire ici à une âme, mais qui est étrangère, invisible, et donc ne peut se manifester au dehors d'elle-même que par l'existence d'un corps. La connaissance d'autrui est donc médiate, elle suppose l'existence de « signes corporels », ce qui veut dire qu'elle est interprétation.

C'est pourquoi saint Augustin précise « de telle manière que nous y croyons plus que nous ne comprenons ».

Il est d'ailleurs évident que l'on peut se tromper en prétendant discerner les intentions d'autrui.

On peut même aller plus loin et chercher à dépasser l'opposition entre erreur et vérité : quand bien même nous ne nous serions pas trompés sur son compte, autrui nous reste caché, car telle est la nature du signe, qui voile et dévoile en même temps ce dont il est le signe.

Et bien que rien ne permette de penser que saint Augustin ait eu cette intention, on peut conclure de ce passage aux limites de toute psychologie, si par psychologie on entend, conformément à l'étymologie, étude de l'âme en général.

L'objet d'étude de la psychologie ne se laisse jamais étudier, mais seulement interpréter. Mais qu'en est-il alors de la connaissance de soi ? En quoi est-elle plus facile ? Avant d'en arriver là, saint Augustin fait un autre détour.

« Connais-toi toi-même » ne veut pas dire non plus « regarde ton visage ». Remarquons le procédé d'argumentation : après l'âme d'autrui, mon visage ; une âme d'abord, mais pas la mienne, moi ensuite, mais pas mon âme.

Ceci laisse déjà entendre que se connaître, c'est se saisir soi-même comme âme, et comme âme qui se cherche, âme en activité et non pas concept d'âme. Mais revenons au visage.

Il est évidemment impossible de se regarder soi-même sans la médiation d'un miroir. Toutefois, ceci n'est vrai que si c'est son visage que l'on veut voir.

Pourquoi accorder la prééminence à cette partie du corps sur les autres ? Cette question peut sembler n'être qu'une grossière plaisanterie, elle a pourtant sa réponse : c'est que c'est sur le visage que sont situés les yeux, et que ce sont les yeux qui voient.

Ainsi « notre visage échappe à notre regard, n'étant pas là où l'on peut diriger les yeux », et donc là encore la connaissance n'est que médiate, ce qui dans la logique du texte signifie insuffisante.

Mais si l'oeil ne peut se voir lui-même, étant cela même qui voit, n'y a-t-il pas là un symbole fondamental applicable à l'âme, dont les yeux sont, dit-on, les fenêtres, et qui est elle-même ce qui voit le monde et ne se voit pas ? On peut ici dire un mot de l'Alcibiade de Platon, que ce texte de saint Augustin évoque irrésistiblement.

Un passage célèbre de ce dialogue est constitué par l'explication de la même phrase, dont on sait qu'elle était inscrite au fronton du temple de Delphes.

Platon, par l'intermédiaire de Socrate qui conduit le dialogue, utilise alors la même métaphore que saint Augustin : qu'arriverait-il si on demandait à l'oeil de se voir lui-même ? Bien entendu il faudrait un miroir.

Mais Socrate fait remarquer qu'il existe un miroir naturel, qui est l'oeil d'autrui, ou plus précisément la partie de l'oeil qui voit : la pupille. Ainsi la même métaphore aboutit, semble-t-il, à deux conclusions très différentes.

Pour Platon, l'âme ne peut se voir elle-même qu'à travers l'âme d'autrui, ou plus précisément la partie de l'âme d'autrui qui connaît, l'intelligence. Ceci se laisse interpréter comme suit : l'âme ne se connaît que comme ouverture au monde intelligible, ce qu'elle découvre par la médiation du dialogue, et telle est bien sa véritable nature.

Apparemment, il en est tout autrement dans le texte de saint Augustin.

L'âme « se connaît elle-même, sans autre raison que sa présence à elle-même ».

C'est la notion de présence qui porte tout le poids de l'argumentation.

Toute connaissance qui s'aide de signes porte la marque de l'absence.

En effet, le signe n'est jamais ce qu'il désigne, et son usage vise à compenser l'absence de l'objet désigné.

En revanche, l'âme se connaît directement, intuitivement par conséquent, et cette connaissance ne subit pas les inconvénients de la distance.. »

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