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Saint Augustin et l'idée de temps

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Qu'est-ce en effet que le temps ? Qui serait capable de l'expliquer facilement et brièvement ? Qui peut le concevoir, même en pensée, assez nettement pour exprimer par des mots l'idée qu'il s'en fait ? Est-il cependant une notion plus familière et plus connue dont nous usions en parlant ? Quand nous en parlons, nous comprenons sans doute ce que nous disons ; nous comprenons aussi, si nous entendons un autre en parler. Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent. Comment donc ces deux temps, le passe et l'avenir, sont- ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus. Saint Augustin


« A urelius A ugustinus (354-430) est né en A frique romaine à Thagas te, petite ville de Numidie (l'actuelle Souk-A hras, aux confins de l'A lgérie et de la Tunisie). Il s'installe comme professeur de rhétorique à T hagaste (373), puis à C arthage (374-383).

C 'est là qu'il adhère au manichéisme dont il reste adepte pendant près de dix ans, faisant sienne la doctrine de M anès (216-277) selon laquelle deux principes distincts, le Bien (oeuvre de la lumière) et le M al (oeuvre des ténèbres et surtout du corps), s'affrontent dans le monde.

De pass age à M ilan (384), il entend les discours de saint A mbroise qui le bouleversent et lui font découvrir P lotin et les néoplatoniciens .

Et, deux ans plus tard, en 386, c'est la conversion.

Il est ordonné prêtre en 391, et sacré évêque d'Hippone (ville située à l'ouest de C arthage) en 395, à l'âge de 41 ans. Saint A ugustin est, aujourd'hui, surtout connu pour ses C onfessions.

A vec fougue, il y raconte son enfance, sa jeunesse insouciante, sa vie dissolue et ses errements intellectuels jusqu'à sa conversion.

A vec le livre X commence la partie spéculative de cette oeuvre, qui porte sur le problème de la connaissanc e de Dieu.

Que faisait Dieu avant la création ? C 'est pour répondre aux objections de ce type que saint A ugustin se livre à une réflexion sur le temps. Et au livre XI, chap.

XIV (trad.

P ierre de Labriolle, Les Belles Lettres), on peut lire : « Qu'est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande, je le sais; dès qu'il s'agit de l'expliquer, je ne le sais plus.

» Q uoi de plus familier, en effet, que le temps ? N'est-il pas intimement lié à toute notre expérienc e ? Ne revient-il pas souvent dans nos conversations ? Q uand nous en parlons, ne comprenons-nous pas ce que nous dis ons ? Pareillement, lorsque c'est un autre qui en parle ? Et pourtant le temps, apparemment si facile à concevoir, reste un mystère à qui cherche à l'expliquer.

P ourquoi ? D'abord, que sais -je à propos du temps ? Je sais qu'il y a trois dimensions temporelles : le passé, le présent, l'avenir.

P artant de là, je peux affirmer « hardiment » que : « Si rien ne se passait, il n'y aurait point de temps passé; que si rien n'arrivait, il n'y aurait point de temps à venir; que si rien n'était, il n'y aurait point de temps présent.

» M ais que puis-je dire de ces deux temps : le passé et l'avenir, sinon que l'un n'est plus et que l'autre n'est pas encore ? C e qui n'est plus, ce qui n'est pas encore, ne sont-ce pas là deux purs néants ? A insi le temps, considéré dans ces deux dimens ions du passé et du futur, est privé d'être.

Et le présent ? Je serais tenté de répondre que c'est le seul temps qui soit.

M ais notre présent ne se transforme-t-il pas, sans cesse, en passé ? Sa seule raison d'être, n'es t-ce pas de n'être plus ? Le présent n'existe donc pas comme tel puisqu'il ne saurait demeurer présent.

Et si le présent était toujours présent, alors il ne serait plus une dimension du temps, mais il serait éternité : « Le présent même, s'il était toujours présent, sans se perdre dans le passé, ne serait plus temps; il s erait éternité.

Donc si le présent, pour être temps, doit se perdre dans le passé, comment pouvons-nous affirmer qu'il est aussi, puisque l'unique raison de son être, c'est de n'être plus ? » A insi, dès que nous cherchons à comprendre et à saisir en pensée ce qu'est le temps, nous découvrons son étrangeté.

C 'est que rien de déterminé, de réel ne semble se manifester en lui.

Le temps est privation d'être.

Et pourtant nous parlons de « temps long » ou de « temps court », comme si le temps était une réalité.

C ent ans, dirons-nous, c'est un temps long.

M ais comment peut être long ce qui n'est pas, c'est-à-dire ce qui n'est plus ou ce qui n'es t pas encore ? Q uel est le temps que nous pourrions qualifier de long ? Est-ce le passé ? Mais : « C e long temps passé, fut-il long quand il était déjà passé ou quand il était encore présent ? Il ne pouvait être long que quand il était quelque c hose susceptible d'être long.

Une fois passé, il n'était plus : il ne pouvait donc être long puis qu'il n'était absolument plus.

Ne disons donc plus "le temps passé a été long" [...] Disons plutôt "le temps prés ent a été long ", c ar c'est en tant que présent qu'il était long.

Il ne s'était pas encore perdu dans le non-être; il était donc quelque chose qui pouvait être long.

M ais aussitôt qu'il a pass é, il a, du même coup, cessé d'être long, en cessant d'être.

» M ais un temps prés ent peut-il être long, puisque le présent n'est que le passage même du « n'être pas encore » au « n'être déjà plus » ? A utrement dit, le présent est emporté si rapidement de l'avenir au passé « qu'il n'a aucune extension de durée ».

Dirons-nous alors que le seul temps que nous puissions qualifier de long est l'avenir ? «A lors quand le sera-t-il ? Si, pour l'instant, il est encore l'avenir, il ne peut être long, rien en lui n'étant encore susceptible d'être long.

S'il ne doit être long qu'au moment où, de l'avenir qui n'es t pas enc ore, il aura passé à l'être et sera devenu le présent, afin de devenir susceptible d'être long, — voici que le présent même nous crie, nous l'avons entendu tout à l'heure, qu'il ne peut être long ! » Lorsque nous mesurons le temps, que mesurons-nous ? O n ne peut mesurer ce qui n'est pas.

Or le passé et l'avenir ne sont pas.

Et le présent ? C omment pouvons-nous le mesurer puisqu'il n'a pas d'étendue, qu'il n'est, au fond, que le passage évanescent d'un non-être à un autre ? Et pourtant, nous mesurons les intervalles du temps, nous les comparons entre eux.

Nous déclarons tel temps plus long, tel autre plus court.

Que mesurons-nous, au juste, sinon le temps dans un c ertain espace ? « Quand nous parlons de durées simples, doubles, triples, égales et d'autres rapports analogues , c'est d'espaces temporels qu'il s'agit.

» M ais dans quel espace mesurons-nous donc le temps en train de s'écouler ? « Est-ce dans l'avenir d'où il vient pour passer ? Mais ce qui n'est pas encore ne saurait être mesuré.

Est-ce dans le présent par où il passe ? M ais là où il n'y a pas d'espace toute mesure est impossible.

Est-ce dans le passé, où il va se perdre ? Mais comment mesurer ce qui n'est plus ? » A insi, nous découvrons qu'une réflexion sur le temps se heurte à des paradoxes.

Formé du pass é qui n'est plus, de l'avenir qui n'est pas encore et de l'ins tant présent qui n'est qu'une limite ou une durée nulle entre deux temps irréels, le temps reste paradoxalement insais issable, alors que nous y sommes plongés sans pouvoir jamais en faire abstraction.

Si l'analyse ne peut appréhender la réalité du temps, c'est sans doute que ce dernier n'a pas de vraie réalité.

Mais le fait que nous ne puissions rien concevoir en dehors de lui ne nous montre-t-il pas qu'il fait partie de nous-mêmes ? A u lieu de dire que le temps est, ne faudrait-il pas dire qu'il n'y a de temps que par et pour notre esprit ? N'est-ce pas la mémoire qui nous permet de retenir ce qui n'est plus et l'imagination qui nous permet d'antic iper sur c e qui n'est pas enc ore ? « Que l'avenir ne soit pas encore, qui le nierait ? Pourtant l'attente de l'avenir est déjà dans l'es prit.

Q ue le passé ne soit plus, qui en doute ? M ais le souvenir du passé est encore dans l'esprit.

Q ue le prés ent soit s ans étendue, n'étant qu'un point fugitif, qui le contesterait ? Mais ce qui dure, c'est l'attention par laquelle s 'achemine vers le n'être plus ce qui va y passer.

» C ela signifie que quand nous nous souvenons du passé, ce ne sont pas les réalités elles-mêmes, tombées dans le non-être, qui nous reviennent, mais les images que nous nous formons de ces réalités.

De même, la conscience peut percevoir par anticipation les images déjà exis tantes de choses qui ne sont pas encore, qui sont à venir.

On comprend dès lors c e que signifie un temps long : « C e n'es t donc pas l'avenir qui est long, puisqu'il n'existe pas; un long avenir, c'est une attente de l'avenir, qui le conçoit c omme long; ce n'es t pas le passé qui est long, puisqu'il n'existe pas; un long pass é, c'est un souvenir du passé qui se le représente comme long.

» O n comprend aussi que la tripartition c ommunément admise du temps en présent, passé, avenir, est une manière vulgaire de parler.

Il n'existe, au fond, qu'un seul temps : le présent.

Le passé et le futur, n'étant nulle part ailleurs que dans notre esprit, n'existent qu'au présent.

C 'est donc improprement qu'on dit qu'il y a un passé et un futur, il faudrait dire qu'il y a trois modes du prés ent : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.

A utrement dit : « Le présent des choses passées, c'est la mémoire; le présent des choses présentes, c'est la vision direc te ; le présent des choses futures, c'est l'attente.

» C 'est bien parce que la conscience (ou l'esprit) est souvenir, attention à la vie, attente, qu'on peut parler du temps.

Et c'est seulement parce qu'elle est présence que la conscience peut retenir ce qui n'est plus et anticiper sur ce qui n'est pas encore. En affirmant que le temps est un rien qui nous échappe, saint A ugustin nous fait appréhender notre propre précarité, ce qu'en langage moderne nous pourrions appeler notre « être-pour-la-mort ».

Le temps est la marque de notre corruption temporelle.

C et avenir qui devient sans cesse présent, ce présent qui sans cesse se néantise me révèlent que moi aussi, en un temps x, je disparaîtrai.

C omme le dira Jean-P aul Sartre, le vivant que nous sommes est « en surs is ». A utrement dit, à travers la vie qui coule en lui, il se sent encore vivant, mais il éprouve avec angoisse la certitude que le cours de cette vie sera, un jour, tranché.

D 'où le ressentiment de l'homme contre le temps.

C ependant s ai nt A ugus tin nous invite à ne pas nous abandonner mollement au quiétisme du désespoir mais à as sumer notre temporalité et à nous tourner vers l'éternité et donc la vérité de Dieu, « C réateur éternel de tous les temps », « qui fut avant tous les temps ». A u-delà de cet appel à une conversion, les propos de saint A ugustin restent actuels car, si l'homme a remporté de grandes victoires dans la conquête de l'espace, le temps reste bien la marque de son impuissance.. »

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