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Rousseau: Education et sanction

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«Je reviens à la pratique. J'ai déjà dit que votre enfant ne doit rien obtenir parce qu'il le demande, mais parce qu'il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité. Ainsi les mots d'obéir et de commander seront proscrits de son dictionnaire, encore plus ceux de devoir et d'obligation ; mais ceux de force, de nécessité, d'impuissance et de contrainte y doivent tenir une grande place. Avant l'âge de raison, l'on ne saurait avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales ; il faut donc éviter, autant qu'il se peut, d'employer des mots qui les expriment, de peur que l'enfant n'attache d'abord à ces mots de fausses idées qu'on ne saura point ou qu'on ne pourra plus détruire. La première fausse idée qui entre dans sa tête est en lui le germe de l'erreur et du vice ; c'est à ce premier pas qu'il faut surtout faire attention. Faites que tant qu'il n'est frappé que des choses sensibles, toutes ses idées s'arrêtent aux sensations ; faites que de toutes parts il n'aperçoive de lui que le monde physique : sans quoi soyez sûr qu'il ne vous écoutera point du tout, ou qu'il se fera du monde moral, dont vous lui parlez, des notions fantastiques que vous n'effacerez de la vie. Raisonner avec les enfants était la grande maxime de Locke ; c'est la plus en vogue aujourd'hui ; son succès ne me paraît pourtant pas fort propre à la mettre en crédit ; et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec qui l'on a a tant raisonné. De toutes les facultés de l'homme, la raison, qui n'est, pour ainsi dire, qu'un composé de toutes les autres, est celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard ; et c'est de celle-là qu'on veut se servir pour développer les premières ! Le chef-d'oeuvre d'une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : et l'on prétend élever un enfant par la raison ! C'est commencer par la fin, c'est vouloir faire l'instrument de l'ouvrage. Si les enfants entendaient raison, ils n'auraient pas besoin d'être élevés ; mais en leur parlant dès leur bas âge une langue qu'ils n'entendent point, on les accoutume à se payer de mots, à contrôler tout ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs et mutins ; et tout ce qu'on pense obtenir d'eux par des motifs raisonnables, on ne l'obtient que par ceux de convoitise, ou de crainte, ou de vanité, qu'on est toujours forcé d'y joindre. On doit sentir que, comme la peine est souvent une nécessité, le plaisir est quelquefois un besoin. Il n'y a donc qu'un seul désir des enfants auquel on ne doive jamais complaire : c'est celui de se faire obéir. D'où il suit que, dans tout ce qu'ils demandent, c'est surtout au motif qui les porte à demander qu'il faut faire attention. Accordez-leur, tant qu'il est possible, tout ce qui peut leur faire un plaisir réel ; refusez-leur toujours ce qu'ils ne demandent que par fantaisie ou pour faire un acte d'autorité.» Rousseau, Emile ou De l'éducation, livre II, Oeuvres complètes, t. 3, Ed. du Seuil, 1971, pp. 61-62

Rousseau répond que si l'on veut former des hommes neufs, ayant à la fois les moyens, le goût et l'habitude de la liberté, il convient de reconnaître la spécificité et la valeur de l'enfance, ce qui suppose que l'éducateur cesse de partir d'un modèle de l'adulte. D'où l'idée directrice de ce texte : l'éducation du jeune enfant ne doit pas être fondée sur l'inculcation des valeurs morales, des rapports d'autorité ou des grandes exigences de la société, pas plus que sur la raison, que l'enfant ne saurait entendre. Si le but de l'éducation est bien de former un être raisonnable, il s'agit de ne pas confondre finalité et moyen, au risque de dénaturer ou de pervertir la fin elle-même, savoir la raison. Raisonner avec l'enfant, c'est précisément inverser l'ordre naturel des acquisitions, hâter prématurément son bon déroulement, compromettre gravement la formation de l'individu raisonnable et libre. D'où la nécessité de s'adapter aux manières de penser et de sentir de l'enfant, si l'on veut éviter qu'il ne devienne un individu dépravé, vaniteux, rebelle et calculateur.    Mais cette thèse de Rousseau n'apparaît-elle pas quelque peu contradictoire, dans la mesure où elle semble considérablement dévaloriser le rôle et le pouvoir de la raison, au profit d'un spontanéisme ou d'un naturalisme peu compatibles avec la finalité anthropologique de l'éducation : faire " passer de l'état d'animal à celui d'homme " (Kant, Traité de pédagogie, Introduction) ? Comment, en effet, s'interdire de raisonner avec l'enfant, tout en assignant comme but à l'éducation l'apprentissage de l'autonomie par le libre exercice du jugement ?    La thèse de Rousseau se déploie essentiellement en deux moments qui correspondent aux deux paragraphes du texte. Dans le premier, Rousseau établit que l'éducation de l'enfant, avant l'âge de raison, ne doit pas être fondée sur le devoir et l'obéissance, mais sur le besoin et la nécessité; vierge de toute considération morale, ignorant les grands principes de la société, l'enfant limite ses représentations aux seules sensations. Le deuxième paragraphe, plus polémique, à l'écriture vive et haletante, s'oppose à la conception moderne de l'éducation, incarnée par Locke : raisonner avec un enfant est vain, contradictoire, voire nuisible.  

« «Je reviens à la pratique.

J'ai déjà dit que votre enfant ne doit rien obtenir parce qu'il le demande, mais parce qu'il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité.

Ainsi les mots d'obéir et de commander seront proscrits de son dictionnaire, encore plus ceux de devoir et d'obligation ; mais ceux de force, de nécessité, d'impuissance et de contrainte y doivent tenir une grande place.

Avant l'âge de raison, l'on ne saurait avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales ; il faut donc éviter, autant qu'il se peut, d'employer des mots qui les expriment, de peur que l'enfant n'attache d'abord à ces mots de fausses idées qu'on ne saura point ou qu'on ne pourra plus détruire.

La première fausse idée qui entre dans sa tête est en lui le germe de l'erreur et du vice ; c'est à ce premier pas qu'il faut surtout faire attention.

Faites que tant qu'il n'est frappé que des choses sensibles, toutes ses idées s'arrêtent aux sensations ; faites que de toutes parts il n'aperçoive de lui que le monde physique : sans quoi soyez sûr qu'il ne vous écoutera point du tout, ou qu'il se fera du monde moral, dont vous lui parlez, des notions fantastiques que vous n'effacerez de la vie. Raisonner avec les enfants était la grande maxime de Locke ; c'est la plus en vogue aujourd'hui ; son succès ne me paraît pourtant pas fort propre à la mettre en crédit ; et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec qui l'on a a tant raisonné.

De toutes les facultés de l'homme, la raison, qui n'est, pour ainsi dire, qu'un composé de toutes les autres, est celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard ; et c'est de celle-là qu'on veut se servir pour développer les premières ! Le chef-d'oeuvre d'une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : et l'on prétend élever un enfant par la raison ! C'est commencer par la fin, c'est vouloir faire l'instrument de l'ouvrage.

Si les enfants entendaient raison, ils n'auraient pas besoin d'être élevés ; mais en leur parlant dès leur bas âge une langue qu'ils n'entendent point, on les accoutume à se payer de mots, à contrôler tout ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs et mutins ; et tout ce qu'on pense obtenir d'eux par des motifs raisonnables, on ne l'obtient que par ceux de convoitise, ou de crainte, ou de vanité, qu'on est toujours forcé d'y joindre. On doit sentir que, comme la peine est souvent une nécessité, le plaisir est quelquefois un besoin.

Il n'y a donc qu'un seul désir des enfants auquel on ne doive jamais complaire : c'est celui de se faire obéir.

D'où il suit que, dans tout ce qu'ils demandent, c'est surtout au motif qui les porte à demander qu'il faut faire attention.

Accordez-leur, tant qu'il est possible, tout ce qui peut leur faire un plaisir réel ; refusez-leur toujours ce qu'ils ne demandent que par fantaisie ou pour faire un acte d'autorité.» Rousseau, Emile ou De l'éducation, livre II, Oeuvres complètes, t.

3, Ed.

du Seuil, 1971, pp.

61-62 Introduction Ce texte de Rousseau, extrait du livre II de L'Emile, expose les principes fondamentaux qui régissent l'éducation du jeune enfant jusqu'à l'âge de douze ans.

Rousseau examine le rôle que doit jouer la raison dans le processus éducatif.

Dans le livre I, il envisage l'éducation du nourrisson, âge antérieur à l'acquisition du langage, et prône une pédagogie négative qui consiste à suivre la marche de la nature.

Dans L'Emile, Rousseau prolonge, à travers le thème de l'éducation, les enseignements du Contrat social : après avoir décrit les conditions qui peuvent rendre l'autorité politique légitime, l'auteur établit le plan d'une éducation idéale permettant de former des citoyens aptes à vivre dans une société contractuelle.

Comment, en effet, éduquer l'individu dès le plus jeune âge, afin qu'il devienne un citoyen, c'est-à-dire un individu libre ? Comment donner à l'individu l'habitude d'obéir sans entraîner celle de se soumettre ? Comment donc éviter les effets pervers de toute autorité : la servilité ou la révolte ? Rousseau répond que si l'on veut former des hommes neufs, ayant à la fois les moyens, le goût et l'habitude de la liberté, il convient de reconnaître la spécificité et la valeur de l'enfance, ce qui suppose que l'éducateur cesse de partir d'un modèle de l'adulte.

D'où l'idée directrice de ce texte : l'éducation du jeune enfant ne doit pas être fondée sur l'inculcation des valeurs morales, des rapports d'autorité ou des grandes exigences de la société, pas plus que sur la raison, que l'enfant ne saurait entendre.

Si le but de l'éducation est bien de former un être raisonnable, il s'agit de ne pas confondre finalité et moyen, au risque de dénaturer ou de pervertir la fin elle-même, savoir la raison.

Raisonner avec l'enfant, c'est précisément inverser l'ordre naturel des acquisitions, hâter prématurément son bon déroulement, compromettre gravement la formation de l'individu raisonnable et libre.

D'où la nécessité de s'adapter aux manières de penser et de sentir de l'enfant, si l'on veut éviter qu'il ne devienne un individu dépravé, vaniteux, rebelle et calculateur. Mais cette thèse de Rousseau n'apparaît-elle pas quelque peu contradictoire, dans la mesure où elle semble considérablement dévaloriser le rôle et le pouvoir de la raison, au profit d'un spontanéisme ou d'un naturalisme peu compatibles avec la finalité anthropologique de l'éducation : faire " passer de l'état d'animal à celui d'homme " (Kant, Traité de pédagogie, Introduction) ? Comment, en effet, s'interdire de raisonner avec l'enfant, tout en assignant comme but à l'éducation l'apprentissage de l'autonomie par le libre exercice du jugement ? La thèse de Rousseau se déploie essentiellement en deux moments qui correspondent aux deux paragraphes du texte.

Dans le premier, Rousseau établit que l'éducation de l'enfant, avant l'âge de raison, ne doit pas être fondée. »

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