Qu'est-ce qu'une image ?
Extrait du document
«
Je ferme les yeux, je tente de retrouver le visage, la voix de cette personne ; aussitôt elle réapparaît ; ce sont bien ses traits, sa voix ;
je les reconnais ; c'est comme une photographie, ou un disque, à cette différence près qu'ils n'ont aucune réalité matérielle.
Quand je
tente de les examiner de plus près, ils révèlent un manque de consistance ; ils sont mêlés à ma conscience et vivent de sa vie même,
mystérieuse et malaisée à éclairer ; et pourtant, cette image visuelle ou auditive concerne un objet qui m'est extérieur et que je n'ai
pas créé de toutes pièces.
J'emploie encore le mot image à propos d'un écrivain, d'un poète.
a Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendu », écrit Baudelaire, par
exemple.
Je sais bien que les cheveux ne sont pas naturellement bleus et qu'ils ne constituent pas un pavillon tendu de ténèbres, mais
l'image du poète, qui n'a, si on l'analyse rationnellement, aucune réalité, parvient, je ne sais trop pourquoi, à évoquer mieux que toute
explication rationnelle, l'impression de cheveux renversés au-dessus de moi.
Le langage courant emploie le mot image » dans les deux cas ; et c'est au fond le même paradoxe ; chaque fois se trouve définie une
réalité qui ne semble pas réelle, quelque chose qui est à la fois extérieur et intérieur, inexact et exact.
Comment est-ce possible ?
Cette personne, je retrouve son visage, sa voix.
Elle n'est pourtant pas présente.
Mais je l'ai vue, elle a parlé en ma présence.
Ce sont
donc des sensations réellement éprouvées qui revivent ou que j'évoque.
Il est naturel qu'on ait songé, pour expliquer cette réalité de
l'image, à la rapporter à la sensation.
Sans doute la psychologie a fait trop de progrès depuis Taine pour faire de l'image une sensation
devenue autonome, indépendante en quelque sorte de l'excitation.
Nous ne pouvons plus accepter, dans le même ordre d'idées,
l'explication mécaniste des associationistes, qui faisaient de la conscience, suivant l'expression célèbre, un polypier d'images.
Mais
nous devons bien admettre que l'image et la sensation restent liées, même si l'image, par la suite, continue à vivre, ce qui est le cas,
d'une vie propre.
On ne saurait imaginer quelque chose qu'on n'ait jamais vu, même dans le cas d'imaginations morbides ou exaltées.
Je puis imaginer un cheval ailé ; mais si je n'ai jamais vu de cheval semblable, j'ai vu cependant un cheval et une aile, et c'est encore
à partir de sensations réelles que je parviens à constituer, cette image qui me paraissait dénuée de toute réalité.
Pour expliquer, de façon encore approximative, il est vrai, cette paradoxale réalité de l'image, il faut se souvenir que la sensation qui
affecte les centres nerveux est un état à la fois passif et actif et qui participe de la vie générale de notre conscience.
L'influx nerveux —
ou ce que nous appelons ainsi, — se fraie des chemins, organise des connexions nerveuses ; et ces connexions, ces organisations se
réalisent dans le temps, c'est-à-dire ont une force rémanente qui subsiste après l'excitation ; la, sensation est une réaction déjà
consciente à une situation donnée ; il est normal que cette réaction ait une spécificité, que son effet se prolonge ; toute notre vie,
consciente ou non, a une « épaisseur de durée ».
Les fonctions psychologiques gardent ainsi une dimension temporelle qui leur donne
consistance et stabilité ; ainsi l'on comprend que, d'un point de vue purement physiologique, l'image se relie à la mémoire immédiate,
à l'habitude qui commence, elle aussi, « au premier acte ou ne commence jamais ».
Mais l'image, si elle garde une saveur concrète qui la renvoie au réel, conserve une vie propre.
Cette personne dont j'imaginais tout à
l'heure le visage, la voici, elle entre dans la chambre où je travaille.
Je suis en mesure de comparer l'original et la copie.
La copie n'en
était pas une ou alors elle était infidèle.
Le visage, à la vérité, est moins gracieux et la voix plus sèche.
J'avais oublié cette ride, cette
cassure dans la voix.
Proust a analysé aussi ces illusions de l'amour où l'amant finit par vivre avec l'image qu'il se fait d'une femme,
pendant que la femme, elle, se modifie.
Souvent aussi l'image d un être que nous voyons tous les jours vit de sa vie propre, se
transforme, sans que cette vie, cette transformation présentent le moindre rapport avec ce qui se passe en réalité.
C'est que l'image
est une synthèse, et non une rapsodie d'éléments mal raccordés.
Cette synthèse est réalisée dans ma conscience, soit clairement, par
mon esprit, soit plus obscurément, au gré de mes désirs, de mes tendances.
Des associations relativement stables se trouvent ainsi
réalisées, ces associations elles-mêmes évoluant en fonction de l'équilibre de ma conscience, de mon tempérament, de mon caractère.
Aussi bien, je constate que l'image visuelle que j'ai choisie pour exemple, ne me renvoie pas exactement à la réalité, mais la
schématise, accuse tel trait, atténue tel autre.
Il s'agit plutôt d'un canevas que d'une copie.
Ainsi s'explique que l'image puisse paraître
immuable, si ce canevas ne participe pas de mes centres d'intérêts ou au contraire qu'elle m'incline à l'indulgence ou à la sévérité.
Autour de l'image de la femme aimée, l'amant, suivant l'expression de Stendhal, cristallise, c'est-à-dire qu'à elle s'ajoutent des
constructions affectives, intellectuelles qui la lient profondément à la personnalité passionnelle.
L'image, qui vient pourtant de la réalité,
prend une valeur de signe, de symbole, elle renvoie à tout autre chose qu'à elle-même.
Les mots de signe, de symbole nous amènent au domaine de l'art.
Il est assez naturel de voir l'artiste utiliser ce procédé pour évoquer
le réel.
On appelle d'ailleurs image, dans le domaine littéraire, quelque chose de différent ; c'est une construction à la fois fictive et
réelle, qui rapprochant — soit explicitement soit implicitement — des choses qui ne sont pas semblables, arrive à mieux évoquer un
objet.
Par exemple, dans le vers de Baudelaire, le « pavillon de ténèbres tendu » sert à évoquer une chevelure.
Comment cette image
est-elle construite, comment est-elle possible ? Le poète voulait évoquer cette impression extrêmement riche de cheveux emprisonnant
son visage, renversés sur lui.
Il abstrait la sensation d'emprisonnement, en fait une réalité (pavillon, tendu).
Le noir des cheveux le
renvoie aux ténèbres, mot en effet riche de résonances.
Une réalité autre se trouve ainsi créée et qui parvient par sa brièveté, par sa
valeur d'évocation, à rendre compte de l'impression initiale.
Un autre problème, et qui concerne plus particulièrement l'imagination, serait de savoir si l'image poétique est entièrement nouvelle.
Dans une certaine mesure, nous pouvons y répondre déjà.
Tous les éléments de l'image existent dans la réalité, laquelle comporte
bien des pavillons, une tension de parois en toile, dans une tente par exemple, des ténèbres ; et pourtant l'assemblage de ces
éléments demeure quelque chose de neuf et qui pourrait paraître irréel ; et pourtant cet assemblage n'est pas irréel puisqu'il nous
permet de mieux comprendre, de mieux voir quelque chose de réel (cette impression d'étouffement et de nuit ressentie par
Baudelaire).
L'image poétique a beau paraître étrange ; elle est, quand on y songe, le moyen le plus rationnel pour rendre compte
d'une réalité trop riche et trop profonde : « Il peut aussi y avoir, dit Descartes, une idée claire d'une chose confuse.
»
L'image ne doit donc pas être considérée comme un simple résidu de la sensation et pas davantage comme une construction
rationnelle ; dans le premier cas, on ne pourrait expliquer son organisation interne, dans le second, ce goût du réel qu'elle a.
Elle est
une réaction de toute notre personnalité et se situe dans le temps, ce qui explique qu'elle s'adapte, se modifie, se transforme, se
schématise sans cesse.
Cette schématisation explique aussi qu'elle puisse signifier beaucoup plus qu'elle-même, et qu'elle participe du
domaine de l'art.
Est-elle pour autant un phénomène qui nous écarte de la réalité ? Les images les plus surprenantes des poètes nous l'indiquent.
Venue
du réel, l'image y retourne, elle nous aide à mieux voir, à mieux comprendre ce qui nous entoure.
L'image est aussi un type de
compréhension, de « restructuration » qui, à l'aide de l'acquis, nous aide à acquérir..
»
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