Qu'est-ce que "comprendre" une oeuvre d'art ?
Extrait du document
«
À quoi le fait de comprendre une œuvre d'art renvoie-t-il ? Cela ne peut s'éclairer qu'en identifiant les divers sens attachés au concept
de « compréhension ».
En effet, comprendre renvoie d'abord à une exigence sémantique, c'est-à-dire à une demande de sens.
Or,
puis-je dire que j'ai compris une œuvre sitôt que j'en ai dégagé le sens ? Cela sous-entend au moins que l'œuvre n'aurait qu'un seul et
unique sens.
Nous devons alors passer à une seconde intelligence du verbe « comprendre », où il s'agit de le relier à son étymologie
(cum-prendere) et au concept d'interprétation.
Nous verrons alors que comprendre une œuvre ne peut se dire au sens où je m'exclame
« Ca y est, j'ai compris » ; mais au sens où la compréhension appelle un enrichissement constant de notre rapport à l'œuvre.
I – Comprendre et expliquer
L'acte de compréhension renvoie d'emblée à la recherche du sens.
De ce point de vue, comprendre une œuvre d'art serait
parvenir à en déterminer le sens ou la signification.
Précisons cette idée en opposant explication et compréhension.
L'explication d'un phénomène consiste à fournir la cause de ce phénomène.
Ainsi, l'allumette que j'ai frotté est-elle la cause de
l'explosion du baril de poudre.
Toutefois, ai-je pour autant compris le phénomène en question ? Si j'ai expliqué causalement pourquoi la
poudre a explosé, on n'a pas pour autant compris pourquoi je l'ai fait.
Ainsi, la compréhension implique au minimum un rapport de sens
ou de signification vis-à-vis du phénomène envisagé.
Appliquée à l'art, l'idée peut se formuler de la manière suivante : je puis, en faisant référence à un technique picturale ou à un
courant artistique, expliquer une œuvre d'art.
Je fournis en quelque sorte les causes qui semblent avoir présidé à sa création.
Toutefois, il est possible que je ne la comprenne pas (même si je l'ai expliquée).
Je n'arrive alors pas à en saisir le sens ou la
signification.
Comprendre une œuvre d'art renvoie donc à une opération globale, possédant une porté sémantique (liée au sens).
II – Comprendre, cum-prendere
Comprendre signifie, étymologiquement, prendre ensemble (cum-prendere).
De ce point de vue, comprendre une œuvre d'art
ne revient plus uniquement à en chercher le sens.
Il faut désormais quitter le sens usuel de la compréhension (capture du sens), au
profit d'un acte qui consiste à embrasser l'œuvre dans toute ses dimensions.
Comprendre, ce n'est plus s'intéresser uniquement à
l'œuvre, mais aussi à tout ce qui l'entoure, avant comme après.
Ainsi, il s'agit de regarder en arrière vers l'artiste qui a créé l'œuvre, le courant artistique auquel il se rattache, les conditions
de son travail, mais également en avant vers l'œuvre elle-même et sa portée : quelles répercussions a-t-elle eues ? Quel accueil a-telle reçu ? Quels changements a-t-elle introduit dans les pratiques artistiques ?
On peut prendre ici un exemple simple, celui de Jackson Pollock ; pour mieux comprendre son œuvre, on dira que Jackson
Pollock (1912-1956) est américain, qu'il revendiquait l' « Action painting », technique propre à l'expressionnisme abstrait, courant dont
il faisait partie.
Sa technique personnelle consistait notamment à faire couler de la peinture (dripping) le long d'un bâton sur une toile
blanche posée à même le sol, la peinture se pliant alors aux exigences du corps et de ses mouvements.
Rajoutons encore que Pollock
a permis à la fois l'unification et le dépassement de traditions picturales telles que le cubisme, le surréalisme ou l'expressionnisme.
En ce sens, comprendre relève d'un acte global de saisie de l'œuvre, dont l'explication et la compréhension sémantique ne sont
plus que des moments.
Comprendre, c'est prendre ensemble, rassembler tous les éléments nécessaires à une bonne intelligence de
l'œuvre.
III – Comprendre et interpréter
Comme l'indique ce que nous venons de dire, comprendre c'est accéder à une certaine intelligence de l'œuvre.
Il ne s'agit donc pas
d'aimer ou de ne pas aimer l'œuvre en question.
Au demeurant, aimer ou ne pas aimer ne rend pas justice à l'œuvre, en ce que cela
consiste à la recouvrir de nos sentiments ou affects.
Comprendre reviendrait plutôt tirer profit de tous les éléments rassemblés autour
de l'œuvre, cela dans le but de l'interpréter.
Or, que doit-on entendre par interprétation ?
Depuis les travaux de la phénoménologie, il faut comprendre par là qu'il n'y a pas de séparation au sein de l'interprétation entre d'un
côté l'œuvre et de l'autre son interprétation.
Pour Husserl, en effet, il n'y a pas de rapport aux objets qui ne soit déjà médiatisé, c'està-dire interprété.
Ainsi, l'œuvre n'existe en tant que telle que lorsqu'elle est perçue par une conscience, c'est-à-dire interprétée.
Dès
lors, interpréter ne peut plus se comprendre comme une manière de manquer l'œuvre ; il s'agit bien plutôt de l'atteindre et de la
constituer dans l'interprétation.
Comprendre, c'est donc se préparer à interpréter.
Umberto Eco rend sensible cette idée lorsqu'il établit une différence entre Lecteur
empirique et Lecteur Modèle.
En effet, le lecteur empirique, c'est n'importe qui, quand il lit un texte.
Celui-ci peut être alors lu de mille
manières, aucune loi impose une façon de lire et, souvent, le texte fait office de réceptacle des passions du lecteur, qui proviennent de
l'extérieur du texte et que le texte suscite fortuitement.
Or, à ce moment-là, le lecteur n'interprète pas le texte, mais il l'utilise ; il le
prend pour le miroir de ses sentiments, alors que l'œuvre est destinée à tous.
Au contraire, le lecteur modèle est celui qui prend acte de l'ouverture de l'œuvre et de son appel à l'interprétation ; pour ce
faire, il s'appuie sur des éléments objectifs présents dans l'œuvre et autour d'elle.
Conclusion :
Ainsi, comprendre une œuvre, c'est chercher à en déterminer le sens, au détriment d'une simple explication qui en expose les
éléments.
Cela signifie qu'il faut aller chercher dans l'œuvre elle-même et dans son entourage les renseignements permettant de la
saisir dans sa globalité, c'est-à-dire de la com-prendre (cum-prendere).
En définitive, il s'agit de s'acheminer vers une interprétation de
l'œuvre ; or, à ce niveau-là, comprendre, ce n'est plus avoir saisi le sens de l'œuvre (au sens où je pourrais dire « ça y est, j'ai
compris et vous non »), mais contribuer à son interprétation – à l'enrichissement de sa signification – par une saisie toujours plus
compréhensive (plus complète) de l'œuvre..
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