Qu'est-ce que comprendre ?
Extrait du document
«
Il y a deux sens à ce terme : comprendre par l'intelligence et comprendre par le cœur.
Ces deux sens paraissent
antinomiques : on peut être intelligent sans être compréhensif et inversement.
— I — Comprendre comme acte de l'intelligence.
Le terme même indique la saisie globale de l'objet ou de
la situation.
Cependant au sens strict, comprendre est autre chose que percevoir.
A — Selon Spencer, « comprendre », c'est associer un souvenir à une perception actuelle analogue ; c'est
l'évocation d'une situation semblable déjà expérimentée qui vient « donner un sens nouveau » à l'expérience actuelle
et la rend « comprise ».
« J'ai vu un lièvre sortir d'un fourré qui remuait ; si je vois un jour un fourré dans des
conditions atmosphériques semblables qui remue, je comprendrai en évoquant l'expérience antérieure ».
Nous
constatons que si cet exemple est vrai, c'est parce qu'il suggère immédiatement l'idée de cause.
Réduit à sa
signification stricte, cet exemple nous montre qu'à la deuxième expérience, on attendra la sortie du lièvre ; il ne
montre pas du tout pourquoi nous pensons dans un tel cas qu'un animal quelconque (et non pas spécialement un
lièvre) est la cause du mouvement du buisson c'est-à-dire que sa présence est antérieure au mouvement (alors que
la perception nous fait voir le lièvre après le mouvement).
Il y a donc bien eu une opération différente de la simple
association ; il y a eu une rectification des données sensibles, y compris des données de la mémoire.
Par ailleurs
revoir dix fois le même tour subtil de prestidigitation ne vous fait pas ipso facto avancer dans la compréhension du
procédé.
Donc comprendre est autre chose que associer.
B — Selon Bergson, on l'a vu, «comprendre un objet, c'est savoir s'en servir ».
Cette définition est dans la règle de ce même pragmatisme qui lui fait prendre les
idées générales pour la projection des habitudes sur le plan des idées et des
mots.
Mais toutefois, il y a quantité de choses dont nous savons nous servir
sans les comprendre, même parmi les objets fabriqués (appareil de radio, fer à
repasser, montre etc.) et d'autres choses que nous comprenons sans qu'elles
soient utilisables, les idées des autres par exemple...
Donc comprendre n'est pas
« savoir utiliser ».
C — Comprendre, c'est d'abord unifier.
Depuis la simple compréhension d'une
page philosophique qui consiste à voir tous les mots et toutes les idées
successives s'unifier sous un seul thème ou une seule intention, jusqu'à la
découverte du physicien qui bâtit une théorie et comprend par elle une multitude
de lois jusque-là étrangères les unes aux autres, on ne comprend qu'en unifiant.
Comprendre, c'est ensuite expliquer.
Pour unifier un ensemble de données, par
une forme qui ne soit pas seulement forme perçue, il faut dépasser le plan des
phénomènes et chercher le principe ou la loi des apparences.
Cette loi étant
générale, expliquer revient à intégrer les données particulières nouvelles dans un
schème abstrait qui les « comprend », c'est-à-dire qui les contient.
Comprendre, c'est enfin trouver la raison des choses, c'est-à-dire d'une part leur
nature réelle, et d'autre part leur signification dernière.
C'est là peut-être des
limites, et notre compréhension rencontre l'obstacle de l'infinité des causes, du
surgissement inépuisable des phénomènes et du mystère de notre destination ; dans la mesure où ces obstacles
semblent s'effriter avec le temps et le progrès, comprendre reste un but (attitude rationaliste) ; dans la mesure au
contraire où ces obstacles semblent insurmontables, l'acte de comprendre est condamné tôt ou tard à l'échec
(attitude agnosticiste, et anti-intellectualiste).
— II — Comprendre comme acte de sympathie.
«Expliquer»
renvoie à un principe général situé en dehors du sujet ou du phénomène, et intégrant ce sujet ou ce phénomène
dans un schème abstrait.
Il y a donc bien perte de toute la singularité au profit d'un genre ou d'une loi.
Dans la
mesure où cette singularité est l'essentiel de ce que l'on étudie (par exemple dans le cas d'un partenaire dont on
veut « comprendre » la situation particulière), il est évident que l'explication sera vaine.
Il faut ici une « sympathie
», — un mouvement par lequel on « se met à la place » de l'autre, — qui saisit non une idée ni une relation, mais
une réalité unique et non-généralisable.
C'est ainsi que la compréhension de l'œuvre d'art, de même que la sympathie pour celui qui attend de vous un
secours et qui vous détaille ses aventures ou ses malheurs, la compréhension des valeurs, sont des épreuves de
sentiment mais aussi des actes par lesquels nous trouvons « en profondeur », sans perdre l'individuel concret, les
significations latentes qui enrichissent notre perception..
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