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Que serait une société sans artiste ?

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« VOCABULAIRE: SANS: A l'exclusion de, exprime l'absence. Serait-elle encore une société ? Une société, pour perdurer en tant que société, n'a-t-elle pas besoin d'artistes ? Il serait étonnant que ceux-ci lui soient absolument inutiles, puisqu'elle en produit, et en abondance, en tous lieux et à toutes époques.

L'art n'a-t-il pas une fonction de lien social, voire de légitimation de l'ordre social (art comme propagande des idées, et art comme image valorisée de la société) ? L'art a-t-il au contraire un rôle nuisible dans la société, en tant que contestateur de l'ordre établi, ou en tant qu'incitateur au rêve et à l'illusion ? Pour Platon, il s'agit de chasser les Poètes de la Cité : ceux-ci, inventeurs de fables, sont du côté du mensonge, et n'ont pas leur place dans une société idéale qui serait tout entière orientée vers le Vrai, en même temps que le Bien.

Peut-on, par ailleurs, unifier l'idée d'artiste sans tenir compte des nombreux rôles sociaux que celui-ci peut jouer, de la propagande pure et simple à la critique sociale (Zola, Voltaire, Sartre) en passant par la révolte absolue (les surréalistes, par exemple) ? Parler des artistes de manière générale, n'est- ce pas déjà les mettre tous dans le même sac, et tenter par-là même de maîtriser leur rôle et leur impact sur la vide de la société ? Platon attribue à Socrate la volonté d'exclure les artistes de la Cité.

Ceux-ci, maîtres du semblant, sont d'inacceptables concurrents des gouvernants véritables et des philosophes (République, III).

Encore les arts, la musique, par exemple, sont-ils partie prenante dans la formation des meilleurs dans la République des philosophes (ibid., 398 c) : ils constituent, en revanche, un danger s'ils s'adressent aux ignorants.

Cependant, nous voyons que toutes les sociétés existantes, loin de se fonder sur le vrai, se structurent autour de lois de circonstance ; et le peuple est avide de spectacles ; et les puissants ne peuvent les lui refuser.

Les artistes ont donc part à la société, tout en constituant un problème pour elle.

Le type de production qui les caractérise est-il en continuité ou en rupture avec les productions dites « sociales » ? Une société et une histoire humaine sans art sont-elles concevables ? Le symbolisme artistique soude les sociétés. • Les sociétés éloignées de nous intègrent à leur fonctionnement même les produits de l'art, qui constituent les archives du peuple, à défaut de l'écriture.

Par exemple, « la société des masques tend à devenir une sorte de conservatoire.

Elle témoigne » (G.

Balandier, Afrique ambiguë, coll.

« 10/18 »).

On peut y lire « les anciens codes moraux et politiques que les personnages sacrés avaient la charge de maintenir [...].

Les masques veulent être, dans le secret des cours d'initiation, les principaux éducateurs des générations nouvelles : ce sont eux qui font les hommes estimables [...].

Ils apportent, en même temps qu'un reflet de la société, un reflet de l'image que l'homme dessine, de lui-même, pour lui-même » (ibid., p.

125).

Les masques sont ainsi les vecteurs de grandes émotions sacrées, quand les sociétés sont cohérentes par tradition religieuse.

L'art répond alors à un besoin de la société, en lui donnant les moyens de la reconnaissance symbolique de sa propre identité. • La modernité artistique modelée par l'aspiration au progrès cultive plutôt l'effacement, la simplicité des formes empruntées à la géométrie, non seulement pour satisfaire à des nécessités « fonctionnelles », mais en vue d'une « signification ».

Ainsi, dans la monumentalité nue des édifices de l'époque révolutionnaire française, « la forme sert la fonction, mais la fonction se réfléchit à son tour dans la forme pour s'y rendre manifeste : une symbolique de la fonction se surajoute à la fonction même » (J.

Starobinski, 1789, les emblèmes de la raison, Éd.

Flammarion).

« Dans l'architecture parlante, l'utile se manifeste à tous les regards et se proclame ainsi utile au bien commun.

» L'architecture devient langage homogène à la cohésion sociale et emblème expressif des principes (Liberté, Égalité, Fraternité).

L'art monumental, qui a pu être conçu pendant des siècles comme le réceptacle d'une puissance supérieure (les cathédrales), devient autocélébration et autocommémoration d'une autofondation démocratique. • Enfin, nombre d'auteurs ont souligné la puissance des spectacles de scène, qui mêlent étroitement les effets émotifs et les paroles, qui captent l'attention d'autant plus que l'auditoire s'est assemblé en plus grand nombre.

Le souvenir d'Athènes (« quatre-vingt mille citoyens », le peuple « en corps » à l'amphithéâtre) rend Diderot très sévère, par contraste, à l'égard des maigres assemblées de son époque (cf.

Entretiens sur le Fils naturel).

Il est conscient que le drame bourgeois, auquel il contribue, fait la promotion d'une classe qui veut imposer publiquement les valeurs qui la constituent en élite sociale.

Mais « les hommes sont tous amis au sortir du spectacle.

Ils ont haï le vice, aimé la vertu » (Correspondance littéraire, VI, 170).

L'art est ainsi une pédagogie sociale, et le théâtre, une expérimentation des hypothèses sur l'homme : la mise en scène doit avoir pour but un dépassement des mécanismes d'aliénation qui enferment l'individu et la société tout entière dans l'idéalisation idéologique d'elle-même ; le drame sérieux veut éviter les pièges de la tragédie (aristocratique) et de la comédie (dérision des valeurs). L'artiste est en relation polémique avec la société. • Cependant, le théâtre n'est-il pas une antipolitique et une pseudo-morale ? Du fait qu'il divertit, ce ne sont pas de véritables passions communautaires qu'il suscite, mais des émotions passagères et dont l'intensité imaginative produit une dissolution des principes moraux, politiques et religieux.

Le spectacle est illusion ; il suppose la séparation de la scène et du parterre ; il scinde violemment, en l'acteur même, l'homme réel et l'homme feint qu'il représente par son corps ; il porte à l'excès les préjugés d'un public excité à imposer son goût sans considération d'aucune loi.

« L'on croit s'assembler au spectacle, et c'est là que chacun s'isole, c'est là qu'on va oublier ses amis, ses voisins », affirme Rousseau, qui propose le contre-modèle de la fête, où tous sont acteurs, de sorte que « chacun se voie et s'aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis » (Lettres à d'Alembert).

Au spectacle s'exacerbent, en effet, les ruses fallacieuses de « l'amour-propre » : l'art est l'opération stylisée d'une scission. »

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