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Plaisir et morale

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« Certaines doctrines morales ont pris pour principe unique qu'il faut rechercher tous les plaisirs.

Nous ne discuterons pas ces vues systématiques; elles sont trop éloignées des affirmations de la conscience.

Pour ce que l'on pourrait appeler le « bon sens moral », la vie morale est un effort vers la maîtrise de soi, l'altruisme, le don de soi.

Mais ce qui reste intéressant et pratique à examiner, c'est dans quelle mesure l'homme de bien peut, dans sa vie, faire une place au plaisir.

Supposant donc admis que le plaisir n'est pas la fin de la moralité, nous allons nous demander quel rôle il tend naturellement à jouer par rapport à notre élan vers le bien, et, par suite, quelle place le moraliste doit lui assigner. I.

— LE PLAISIR CONTRE LA MORALE. Ce qui a surtout frappé les observateurs, c'est le rôle néfaste que peut jouer le plaisir.

Le plaisir corrupteur est un thème facile et on l'illustre sans peine d'exemples trop réels, depuis celui des fiers soldats d'Hannibal amollis par leur facile hivernage dans les délices de Capoue, jusqu'à ceux de tels ou tels villages, dont les paysans ou les montagnards n'ont rien gagné à voir s'installer chez eux les divertissements de la ville.

Sans nous attarder, essayons plutôt de comprendre pourquoi le plaisir, de par sa nature, peut devenir un obstacle à l'élévation de l'âme. a) Une constatation psychologique bien simple doit être mise à la base : Le plaisir tend à nous enchaîner à lui.

Nous avons de la peine à le goûter tout en restant parfaitement libres. C'est vrai avant tout lorsqu'il s'agit de la satisfaction de certains instincts qui, précisément parce qu'ils sont primordiaux et élémentaires, sont par nature violents et envahissants.

Les plaisirs sensuels ont été appelés : « lubriques », du mot latin « lubricus », qui signifie glissant.

Et il est vrai qu'ils nous entraînent sur une pente où l'on est porté à exiger toujours des satisfactions plus fortes et plus lourdes. Mais tout plaisir a quelque chose de glissant : quand on en a goûté, il y a une difficulté à s'en détacher; on en veut encore plus.

L'histoire d'ALYPIUS, que saint AUGUSTIN nous conte dans ses Confessions, est assez symbolique.

Cet ami d'AUGUSTIN se laissa une fois entraîner au cirque par des condisciples.

En cédant à leurs instances il avait proclamé son dessein de n'être présent que de corps et de fermer les yeux pour ne pas repaître son âme des cruels combats de gladiateurs.

Cependant, à un cri poussé par la foule, il crut pouvoir entrouvrir un instant les paupières. Mais, dès qu'il vit le sang couler, son âme fut captive, il ne se détourna plus.

« Il but la cruauté avec la vue », et il emporta de ce lieu une folle impatience d'y revenir. b) On comprend, dès lors, la méfiance que suscite ce plaisir si facilement « captivant ».

L'homme pris par le plaisir risque de ne pas savoir s'en détacher au moment où il le faudrait pour ne pas manquer à un devoir précis, et il commettra une faute.

Ou du moins il risque de se laisser habituellement accaparer, occuper tout entier par un objet trop étroit ou trop bas.

Et il ne faut pas oublier ce second danger : à supposer que l'amant de la bonne chère, des richesses, ou des satisfactions d'amour-propre, soit capable de s'arrêter chaque fois qu'une obligation stricte le force à renoncer à son plaisir, il pourrait encore très bien rendre sa vie inutile et vide, perdre son âme, en la laissant chercher dans le plaisir sa pleine satisfaction.

La jouissance se dépouille difficilement d'un caractère étroit, d'une suffisance bornée, elle provoque — a-t-on dit — « une sorte d'euphorie intérieure dont les fumées épaississent et paralysent la pure flamme d« la pénétration spirituelle ».

La recherche des satisfactions sensibles, ou un tant soit peu sensuelles, même si elle ne conduit pas à des manquements graves, empêche le développement des sentiments idéaux, affaiblit l'énergie de la volonté, rétrécit bientôt l'horizon et le coeur. II.

— LE PLAISIR AU SERVICE DE LA MORALE. a) S'il faut insister sur le rôle néfaste que le plaisir peut jouer dans la vie morale, il serait faux et dangereux de ne pas mettre en lumière l'aide qu'il peut apporter.

Entre la satisfaction d'une tendance naturelle et l'ascension morale de l'âme, il y a des relations positives.

Commençons par les plus éloignées pour parvenir aux plus intimes. On pourrait dire d'abord qu'un peu de plaisir est nécessaire pour composer ce minimum de bien-être humain sans lequel la pratique de la vertu devient si difficile.

Le plaisir apporte un repos, une détente; sous son influence les forces remontent, renaissent; la récréation est vraiment une recréation et laisse l'âme et le corps plus dispos. De même, le plaisir aide à créer l'optimisme, le regard souriant sur les hommes et les choses; MUSSET a parlé de « ces plaisirs légers qui font aimer la vie ».

Or, l'optimisme, s'il n'est pas encore une vertu, est une condition favorable pour la moralité.

Il peut faciliter la bienveillance : l'homme heureux de vivre sera porté à vouloir que tous soient dans la joie autour de lui, tandis que le pessimiste deviendra facilement impatient ou aigri. Enfin, on pourrait dire que l'attrait du plaisir vient aider la bonne volonté à accomplir certains devoirs.

On oublierait peut-être un peu trop le devoir de se nourrir si les aliments n'avaient aucun attrait.

BERGSON considère le plaisir sous cet aspect quand il note : « Le plaisir n'est qu'un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l'être vivant la conservation de la vie.

» b) Il faut reconnaître que toutes les relations précédentes sont assez indirectes.

La dernière, par exemple, montre seulement que le plaisir peut aider matériellement à accomplir une action conforme à notre nature, elle ne montre pas que le plaisir peut ouvrir la voie à la bonne volonté et donc à la moralité formelle.

Il n'est pas exagéré, cependant, d'aller jusque-là et de montrer un lien intime entre l'épanouissement procuré par le plaisir et l'élan proprement moral. Quand l'été vient, le pauvre adore dit V.

HUGO Ce vers contient une observation juste.

Lorsque le pauvre goûte enfin les modestes joies que peut lui apporter une. »

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