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Peut-on représenter l'abstraction ?

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« Parmi la variété des moyens de représentation y a-t-il des possibilités pour traduire l'abstraction ? Abstraction et représentation ne s'excluent-elles pas a priori ? En effet, l'acte de représenter, aussi élaboré soit-il, est toujours soumis aux capacités internes de la pensée puisque c'est elle qui élabore les moyens de la représentation, or, de son côté, l'abstraction paraît être en elle-même un défi pour la pensée.

L'abstraction ne serait-elle justement pas ce qui enjoint la pensée à dépasser les modèles conventionnels de représentation ? Or, nous verrons qu'une semblable conception reste tributaire d'un lieu commun quant à la nature même de l'abstraction, que nous entreprendrons donc de renverser. I- Abstraction et incompréhension. Dans le langage commun on utilise négativement le terme d'abstraction pour qualifier ce dont le sens nous échappe et parce que nous référons cette incompréhension à un défaut lié aux moyens de la représentation : un raisonnement, un vocabulaire, un discours, nous paraissent abstraits lorsque les moyens linguistiques du locuteur ou de l'écrivain sont perçus comme insuffisant pour rendre cohérent ce qui doit être signifié. Or le défaut ne vient peut-être pas de celui que l'on ne comprend pas mais de nous-même, par exemple à la première lecture, certains penseurs nous semblent parler une autre langue (Hegel, Heidegger, Lacan...).

Dès lors la notion d'abstraction serait positivement liée à des formes inédites ou du moins originales de la représentation. L'abstraction ce serait alors cette incommunicabilité inhérente que possèdent certaines formes de représentation. II- L'abstraction contraint la pensée à réinventer ses modes de représentations. Mais ce serait réduire le problème que de comprendre la relation entre abstraction et représentation en ce que le premier terme ne servirait qu'à qualifier certains modes du second.

Bien plus, il faut faire l'hypothèse selon laquelle l'abstraction en tant que contenu de pensée ou du moins ce vers quoi tend la pensée exigerait de celle-ci des modes de représentations adéquats et donc originaux.

L'abstraction serait ainsi liée à une volonté de dire plus que ce que les moyens conventionnels de la représentation ne permettent. Cependant ces moyens renouvelés de la représentation ne sont-ils pas que des moyens détournés, des outils pour traduire quelque chose de l'abstraction tout en restant incapable de la présenter telle qu'elle est en soi ? Par exemple une idée chez Platon est définie comme ce qui est lui-même à lui-même le même : l'idée de bras c'est celle d'un bras qui n'est rien d'autre que bras, qui n'est pas rattaché à un certain corps, qui n'a aucune caractéristique particulière, dont, en fait, on ne peut rien dire ni d'ailleurs se représenter aucun trait. La pensée a donc une certaine souplesse qui lui permet de varier les moyens de la représentation (les symboles scientifiques, les codes, la poésie, l'art abstrait – qui est surtout une façon d'exclure la figuration mais qui est peut-être un usage inapproprié du terme d'abstrait –, un concept philosophique...), pour autant cette faculté ne doit pas nous abuser, représenter n'est pas présenter.

La représentation de l'abstraction reste en deçà de toute adéquation effective.

Une représentation est toujours particulière, jamais on ne pourra se représenter l'idée de table ou de jeune fille, la représentation d'une table ou d'une jeune fille possède toujours des caractéristiques particulières qui l'empêchent d'être adéquate à la généralité réalisée dans l'idée platonicienne. III-La représentation est en son fond une abstraction. Mais il se peut que nous ayons mal commencé l'examen du problème.

Nous avons présupposé que l'abstraction renvoyait à une série d'actes intellectuels ou spirituels s'incarnant dans des formes rénovées de la représentation.

Mais si nous avions confondu là l'ésotérique ou du moins l'originalité de certaines pensées avec le concept même d'abstraction ? « Faire abstraction de » signifie mettre quelque chose de côté, opérer des choix, au sens propre abstraire c'est arracher à.

Or qu'est-ce qu'une représentation sinon le fait de trancher, d'opter pour la mise en relief d'un certain aspect de la chose visée ? Une représentation c'est un point de vue, il y a une infinité de nuances selon lesquelles on peut représenter une chose (les peintres ou poètes ne représentent pas l'amour ou la mort de la même façon).

Représenter c'est privilégier, consciemment ou non certaines lignes fortes d'un objet : tomber amoureux c'est voir la personne d'une certaine façon, la représentation n'est pas adéquate à la personne en soi, elle est une vue sur elle.

Représenter c'est abstraire, en son fond la pensée est liée à l'abstraction. Une grappe de raisin sur un étalage est en ce sens une abstraction, en effet, le concret c'est la chose avec l'ensemble de ses déterminations et dans son environnement.

Le concret de la grappe de raisin c'est d'être rattachée à une vigne, bien plus c'est toute l'histoire de cette vigne et chacun des aspects sensibles de celle-ci qui constitue le concret de la grappe.

S'il y a de l'irreprésentable il est donc du côté du concret.

Pour traduire le concret d'un arbre cela demanderait une infinité de temps, le concret épuise toutes descriptions possibles, aucune ne saurait venir à bout de la totalité des moindres détails de chaque écorce de l'arbre... Conclusion : Nous avons déjoué les deux lieux communs qui reviennent à identifier l'abstrait à l'ésotérique et le concret au tangible. L'abstraction est à la racine même de l'acte de représenter, ce dont la représentation ne peut faire le tour c'est le concret. L'abstraction est du côté du fini, c'est elle qui rend possible la représentation, en effet, une représentation est toujours finie, une représentation infinie serait inintelligible, pour preuve de cette finitude intrinsèque de la pensée : nous sommes incapables de nous représenter l'infini quoique nous en acceptions l'idée. C'est donc le concret qui est du côté de l'infini et par là même ce qui déjoue la représentation, celle-ci ne peut achever la description du concret qui est composition de séries infinies d'éléments. Le meilleur paradigme pour comprendre tout cela c'est sans doute l'Histoire, en tant qu'elle a lieu, l'Histoire en elle-même donc, est concrète, cependant l'histoire des historiens est soumises aux lois de la représentation et aura donc toujours le statut d'une abstraction.

Dès lors il paraît inutile de s'en prendre à une quelconque inexactitude ou insuffisance du récit de l'Histoire, cette insuffisance (pour le dire autrement : cette subjectivité), n'est pas accidentelle mais essentielle, elle est liée à la nature même de la pensée et des modes de représentation.. »

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