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Peut-on être heureux sans passion ?

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« Si on se réfère à l'étymologie du terme passion, il semble bien que la réponse à la question posée soit immédiatement négative.

En effet, le terme de passion vient du latin patior qui signifie souffrir ou encore pâtir.

On parle ainsi dans la tradition chrétienne par exemple de la Passion du Christ pour décrire le chemin de croix pendant lequel il souffre en portant les péchés des hommes ; mais on dira aussi d'un individu qu'il est esclave de sa passion pour souligner à quel point cette dernière est destructrice et aliénante.

Ces divers éléments tendent donc immédiatement à nous faire penser que la passion est plutôt source de malheur que de bonheur.

Pourtant, si toute cette approche tend à condamner la passion, il semblerait que cette dernière soit aussi synonyme de dynamisme, poussant l'homme au-delà de lui-même.

Pensez par exemple à la figure romantique de la passion amoureuse.

Dans ces conditions, la passion ne peut-elle pas nous rendre heureux ? Vous pouvez donc partir, dans un premier temps de cette approche des passions qui consiste à les considérer comme étant source d'aliénation et de soumission.

Montrez alors comment le passionné est celui dont la totalité des attitudes est orientée selon la passion.

Pensez à cette analyse de Kant qui fait de la passion une maladie de l'âme parce que dans la passion, l'homme met sa raison au service de la satisfaction des passions.

La passion apparaît alors comme une perversion de la raison qui aliène l'individu.

Là où ce dernier croit pouvoir être heureux, il devient dépendant et ne peut se défaire de l'emprise de sa passion.

Mais une telle condamnation de la passion ne consiste-t-elle pas à ignorer la différence qui peut exister entre différentes passions ? Nous avons évoqué la passion amoureuse par exemple ; cette dernière est-elle nécessairement malheureuse ? Par ailleurs, on parle également de la passion de la vérité ou de la passion de la liberté, ces dernières doivent-elles être aussi condamnées, sont-elles aussi nécessairement cause de malheur ? Il faudrait donc ici se demander si toutes les passions doivent être traitées de manière identique, si l'opposition entre la passion et la raison qui conduit toute une tradition à condamner les passions, à ne voir en elles que malheur saisit véritablement ce qu'est la passion.

On peut, par exemple, reconnaître que les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi.

Ainsi, boire un verre de bon vin peut être source de plaisir et de bonheur alors que l'alcoolique deviendra rapidement malheureux.

Ici, vous pouvez alors vous reporter aux analyses de Spinoza sur la distinction entre les passions triste et les passions joyeuses.

Les passions tristes apparaissent comme celles qui diminuent notre puissance d'action alors que les passions joyeuses l'augmente.

Ainsi, la passion joyeuse peut nous rendre heureux.

Il ne s'agit peut-être pas d'une béatitude définitive, mais d'une certaine joie… [Pour être heureux, la sagesse veut que l'on évite les passions. Les passions, parce qu'elles troublent l'esprit et font souffrir, sont incommodes.

On peut parfaitement être heureux en vivant paisiblement, sans commettre d'excès.] La sagesse, c'est l'absence de passions Les critiques adressées aux passions sont aussi diverses que les motifs de les exalter.

Un inventaire exhaustif des griefs avancés au cours de l'histoire de la philosophie serait pour le moins fastidieux.

Nous n'en retiendront que les plus significatifs, que nous classerons en fonction de leurs principes de référence. Ø Un premier critère est la menace qu'elles font peser sur la liberté.

Les passions aliènent le sujet, le dépossèdent de lui-même, le rendent esclave de son corps ou de son imagination.

Cette nocivité envers la personnalité même du passionné est à mettre en rapport avec la dimension de permanence de l'attachement passionnel, ou encore son caractère circulaire et donc insatiable : le désir à peine assouvi, il ne tarde pas à se réveiller, il s'affermit même du fait de sa satisfaction, au point que la quête de l'objet de la passion s'avère interminable, confine à l'infini. Ø Un second principe de référence est son caractère irrationnel.

La personne se trouve submergée par un flot irrépressible qui manifeste la domination du corps ou de l'imagination sur la raison, pourtant seule instance légitime pour la connaissance et l'action.

Inversant la hiérarchie des principes constitutifs de l'être humain, les passions vouent l'homme à tous les excès. Ø Un troisième et dernier critère est le caractère proprement immoral de la passion.

Ce principe peut à son tour être scindés en deux, selon le fondement de la morale que l'on retient.

Si ce fondement est la raison, en tant qu'instance capable de discerner le bien et le mal, il nous renvoie au critère précédent. Mais s'il s'agit d'une morale religieuse, il s'articule soit autour du concept de « désir », soit autour de celui du « péché ».

Le « péché » exprime la rupture des relations avec Dieu, de la part d'un homme qui se voudrait « autonome » alors même qu'il n'est que créature.

Saint Augustin déterminera trois vices matriciels : la volonté de puissance, la jouissance, et la possession, issus du péché originel, et qui sont à la base de nombre de passions « immorales ». « La passion aveugle les amants et leur montre des perfections qui n'existent pas.

Souvent nous voyons des femmes laides ou vicieuses captiver les hommages et les coeurs.

Ils se raillent les uns les autres, ils conseillent à leurs amis d'apaiser Vénus, qui les a affligés d'une passion avilissante ; ils ne voient pas qu'ils sont eux-mêmes victimes d'un choix souvent plus honteux.

Leur maîtresse est-elle noire, c'est une brune piquante ; sale et dégoûtante, elle dédaigne la parure ; louche, c'est la rivale de Pallas ; maigre et décharnée, c'est la biche du Ménale ; d'une taille trop petite, c'est l'une des Grâces, l'élégance en personne ; d'une grandeur démesurée, elle est majestueuse, pleine de dignité ; elle bégaye et articule mal, c'est un aimable embarras ; elle est taciturne, c'est la réserve de la pudeur ; emportée, jalouse, babillarde, c'est un feu toujours en mouvement ; desséchée à force de maigreur, c'est un tempérament délicat ; exténuée par la toux, c'est une beauté languissante ; d'un embonpoint monstrueux, c'est Cérès, l'auguste amante de Bacchus ; enfin un nez camus paraît le siège de la volupté, et des lèvres épaisses semblent appeler le baiser.

Je ne finirais pas si je voulais rapporter toutes les illusions de ce genre ». Lucrèce, De natura rerum, IV. Le mécanisme de l'illusion dépasse chez Lucrèce le simple phénomène de la perception fausse.

: il engage également l'ordre imaginaire.

C'est du moins le point de vue de l'observateur impartial, qui estime que ce que le passionné tient pour la réalité n'est que chimère.

C'est essentiellement dans le domaine esthétique que ce processus fonctionne, par le biais d'euphémismes : aux yeux et dans la bouche du passionné, tout défaut est atténué, si ce n'est converti en qualité.

La puissance de l'imagination va même jusqu'à substituer à un caractère son contraire.

L'accumulation d'exemples ne font qu'illustrer la thèse de Lucrèce : la passion éloigne de la réalité objective. La passion est une maladie qui nous éloigne du bonheur Mais beaucoup de moralistes, bien loin de faire l éloge des passions, tendent à les condamner : non pas qu'en général ils considèrent, à la manière d'Epicure, que l'état qui convient le mieux à l'âme soit une indifférence sereine , mais parce qu'ils jugent que la passion introduit en nous un désordre, un déséquilibre.

Kant voyait dans la passion une véritable « maladie de l'âme ».

La passion développe à l'excès un sentiment et appauvrit tous les autres.

Elle apparaît ainsi comme une valorisation partielle du monde, un rétrécissement de notre « Umwelt » à la mesure d'une valeur unique.

La passion nous limite à la fois dans l'espace et dans le temps ; dans l'espace puisqu'elle réduit notre champ de conscience et le cercle de nos intérêts, dans le temps, car le passionné est prisonnier de l'instant présent ou du passé, incapable, comme le dit Alquié, de « se penser avec vérité dans le futur ».

Le passionné ne sait plus s'adapter aux situations réelles, il refuse de suivre le cours du temps.

Son coeur ne bat plus au rythme du monde. « La possibilité subjective de former un certain désir qui précède la représentation de son objet est le penchant (propensio) ; l'impulsion intérieure de la faculté de désirer à prendre possession de cet objet avant qu'on le connaisse, c'est l'instinct (comme l'instinct sexuel, ou l'instinct parental des animaux à protéger leurs petits ; etc.) Le désir sensible servant de règle au sujet (habitude) est la tendance (inclination).

La tendance qui empêche que la raison ne la compare, pour faire un choix, avec la somme de toutes les tendances, c'est la passion (passio animi). Les passions, puisqu'elle peuvent se conjuguer avec la réflexion la plus calme, qu'elles ne peuvent donc pas être irréfléchies comme les émotions et que, par conséquent, elles ne sont pas impétueuses et passagères, mais qu'elles s'enracinent et peuvent subsister en même temps que le raisonnement, portent, on le comprend aisément, le plus grand préjudice à la liberté ; si l ‘émotion est une ivresse, la passion est une maladie, qui exècre toute médication, et qui par là est bien pire que tous les mouvements passagers de l'âme ; ceux-ci font naître du moins le propos de s'améliorer, alors que la passion est un ensorcellement qui exclut toute amélioration. On appelle aussi la passion manie (manie des honneurs, de la vengeance, du pouvoir), sauf celle de l'amour, quand elle ne réside pas dans le fait d'être épris.

En voici la raison : quand l'ultime désir a obtenu satisfaction (par le plaisir), le désir, celui du moins qui s'adresse à la personne en question, cesse aussitôt ; on peut donc appeler passion le fait d'être passionnément épris (aussi longtemps que l'autre continue à se dérober), mais non pas l'amour physique : celui-ci, du point de vue de l'objet, ne comporte pas de principe constant.

La passion présuppose toujours chez le sujet la maxime d'agir selon un but prédéterminé par l'inclination.

Elle est donc toujours associée à la raison ; et on ne peut pas plus prêter des passions aux simples animaux qu'aux purs êtres de raison.

La manie des honneurs, de la vengeance, etc., du moment qu'on ne peut les satisfaire complètement doivent être mises au nombre des passions comme autant de maladies qui ne connaissent point de remèdes.

» KANT, « Anthropologie du point de vue pragmatique ». Kant distingue la « passion » du « penchant », de l' « instinct », de la « tendance » et de l' « émotion ».

Il la définit donc comme une tendance exclusive, réfléchie, et dotée d'une certaine permanence. Ce dernier attribut le conduit à la comparer à une maladie incurable de l'âme.

Mais il rétablit toutefois le lien qui l'unit à la raison : la passion est « toujours associée à la raison ». La spécificité de l'analyse kantienne tient à cette formule originale et assez ambiguë de cohabitation entre passion et raison : la passion est alliée à la raison, puisqu'elle n'est nullement impulsive comme l'émotion ; mais en même temps elle est hostile à son activité, puisqu'elle aveugle la raison par des désirs contraires à la loi morale.

Ainsi passion et raison sont associées, mais c'est la raison qui à le dernier mot : elle est en mesure de limiter les effets de la passion, et d'imposer au sujet l'obéissance au devoir rationnel. Tel est le dernier paradoxe de la passion : maladie incurable, mais dont les effets peuvent toutefois être réduits par le vouloir autonome de la raison. La passion est une illusion. Il n'y a pas de bonheur sans passion L'état de passion a été exalté par les romantiques. La passion rompt avec la monotonie de la vie quotidienne, donne du prix à l'existence, soulève l'âme, lui inspire de vastes desseins : « Rien de grand ne se fait passion.

» Nos passions ne fournissent-elles pas les mobiles les plus puissants de nos actes et de nos oeuvres ? Aucune décision volontaire ne serait jamais prise par un être indifférent, incapable de se passionner pour quoi que ce soit.

« Un homme sans passion serait un roi sans sujets » (Vauvenargues).

Stendhal voit dans la passion l'énergie qui alimente nos décisions volontaires.

La passion, c'est « l'effort qu'un homme qui a mis son bonheur dans telle chose est capable de faire pour y parvenir ». Et Descartes lui-même, qui voit dans la passion le signe de la dépendance de l'âme, en partie soumise au corps, reconnaît à la fin du « Traité des passions » que si l'âme a aussi ses plaisirs propres indépendants du corps, il n'en reste pas moins que « les hommes que les passions peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie ». Qu'importent la source inconsciente des passions, la médiocrité fréquente de leur objet, l'aveuglement du passionné ! L'essentiel n'est-il pas l'enrichissement intime de l'âme passionnée ? Proust écrit que « les émotions qu'une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-mêmes, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne le ferait le plaisir que nous donne la conversation d'un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses oeuvre.

» (« A l'ombre des jeunes filles en fleurs »). Rien de grand ne s'est fait sans passion.

La Liberté se sert de l'élan passionnel Faire l'apologie des passions, c'est se situer d'emblée au coeur du champ de l'éthique, de celui des valeurs morales et d'un discours normatif ( cad qui s'articule autour des notions de bien et du mal).

Mais, paradoxalement, la défense des passions s'inscrit souvent en faux contre les conceptions morales courantes, et notamment contre celles des moralistes ; d'où les reproches d'immoralité, ou, pire encore, d'amoralité, adressés aux avocats des passions.

En réalité leur position comporte ses propres fondements ; elle se réclame soit d'un ordre naturel, soit du sens de l'Histoire qui transcendent les bases même de l'éthique. Hegel, pour sa part ne se réfère pas à un ordre naturel immuable (comme Caliclès), mais à une « Idée » rationnelle qui se réalise dans l'Histoire u moyen des passions : leur satisfaction n'est ni un pouvoir personnel comme chez Calliclès, ni une promesse collective comme chez Fourier, mais un instrument de l'Histoire des peuples, le moteur à la fois de l'action individuelle et de l'Histoire universelle, passée, présent et à venir.. »

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