Peut-on attribuer à l'homme un désir d'éternité ?
Extrait du document
«
Intuitivement, nous nous représentons l'éternité comme une durée sans fin, comme un temps illimité.
Cependant, l'éternité renvoie davantage à ce qui est en dehors du temps, car elle ne connaît ni commencement, ni
succession, ni rythme, et ne possède pas en ce sens les caractéristiques du temps.
Se demander si on peut
attribuer à l'homme un désir d'éternité amène à se demander si l'éternité peut constituer un objet pour le désir.
Dans
la mesure où le désir apparaît comme le mouvement qui nous pousse à nous approprier ce dont nous manquons et
qui nous semble bon, il semble que l'on puise donner sens au désir d'éternité, car la condition humaine étant
caractérisée essentiellement par le temps et par la finitude, l'éternité semble par excellence être ce dont on manque
et ce à quoi l'on aspire pour sortir de cette finitude.
Cependant, si l'éternité est hors de notre condition humaine, il
semble, comme nous l'avons suggéré, que l'homme ne puisse comprendre qu'imparfaitement ce qu'est l'éternité, car
il ne peut la penser qu'à partir de ce qu'il connaît, le temps : comment peut-on alors désirer ce qui nous est par
essence inconnu ? Si l'homme est défini par le temps, peut-il désirer sortir du temps ? Après avoir vu que nous
pouvons attribuer à l'homme un désir d'éternité comme désir de ce qui lui manque et qui constitue sa véritable
destination, nous verrons que si l'homme peut désirer l'éternité, c'est qu'il est possible d'en faire l'expérience durant
la vie.
On pourra alors se demander si l'homme peut posséder un désir de sortir du temps, qui définit sa condition.
1° Le désir d'éternité résulte de la prise de conscience d'un manque
Pour Platon, le désir prend sa source dans l'amour, qui provient de la prise de conscience d'un manque et
nous pousse à nous unir à ce qui nous manque.
Le désir est donc le résultat de notre nature imparfaite.
Le monde
sensible dans lequel nous vivons est une copie imparfaite du monde intelligible des idées éternelles : le temps, qui
sous-tend notre condition mortelle, est le reflet de l'éternité.
Mais si notre corps est mortel, notre âme provient du
monde intelligible, et sa destination est de rejoindre le monde des idées : le désir d'éternité est en ce sens, par
opposition au désir des choses sensibles, ce qui caractérise en propre l'homme et le pousse à s'élever vers sa
véritable destination, par la connaissance des idées intelligibles.
C'est en sens que Platon définit la sagesse comme
le fait « d'apprendre à mourir ».
Le désir peut donc bien prendre pour objet l'éternité, en tant qu'elle est la
perfection qui manque à l'homme dans sa condition sensible, et qui constitue la destination de son âme.
Diotime : « Celui qu'on aura guidé jusqu'ici sur le chemin de l'amour, après avoir contemplé les belles
choses dans une gradation régulière, arrivant au terme suprême, verra soudain une beauté d'une nature
merveilleuse, beauté éternelle, qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni
diminution, beauté qui n'est point belle par un côté, laide par un autre, belle en un temps, laide en un
autre, belle sous un rapport, laide sous un autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci,
laide pour ceux-là ; beauté qui ne se présentera pas à ses yeux comme un visage, ni comme des mains, ni
comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, [...] la vraie voie de
l'amour, qu'on s'y engage de soi-même ou qu'on s'y laisse conduire, c'est de partir des beautés sensibles
et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant comme par échelons d'un beau corps à
deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences,
pour aboutir des sciences à cette science qui n'est autre chose que la science de la beauté absolue et pour
connaître enfin le beau tel qu'il est en soi.
»
Platon, Le Banquet, trad.
E.
Chambry, Flammarion
Ce que défend ce texte:
Cet extrait du Banquet de Platon s'ouvre sur le discours de Diotime, prêtresse (sans doute imaginaire) de Mantinée,
qui doit révéler à Socrate les mystères de l'amour.
Le terme « mystère » doit d'ailleurs être pris ici au sens fort car
cette scène évoque ce genre d'initiation que les Grecs connaissaient, comme dans les mystères d'Éleusis par
exemple, où les initiés parvenaient finalement à une ultime révélation et contemplation mystique après toute une
série d'étapes préparatoires.
Toutefois, malgré le parallèle sur lequel joue Platon dans cette scène, il ne s'agit pas ici
d'une révélation mystique mais d'un mouvement graduel et philosophique (ou « dialectique ») vers l'Idée du Beau,
dans toute sa pureté.
Ce mouvement doit nous révéler qu'à son stade ultime, l'amour aboutit à la contemplation de
cette Idée.
L'amoureux est, en définitive, toujours amoureux du Beau absolu, à travers l'attraction qu'il éprouve pour
ses incarnations sensibles, que ce soit la beauté des corps, des âmes ou des connaissances, et où il ne perçoit
encore que confusément la splendeur de l'Idée qui se révèle dans tout son éclat hors de toute participation à la
matière.
Ces derniers exemples forment d'ailleurs les degrés successifs qui nous rapprochent progressivement de
l'Idée pure : « la vraie voie de l'amour [...] c'est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette
beauté surnaturelle en passant comme par échelons d'un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps
aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences ».
L'amoureux qui atteindra cette Idée est donc celui
qui s'affranchira graduellement de sa participation à la singularité des corps sensibles et l'embrassera dans toute sa
généralité, avec à chaque fois plus d'ampleur et à un niveau toujours plus abstrait.
C'est pourquoi l'amour des belles
sciences, qui vient après celui des beaux corps est un progrès vers la connaissance de l'Idée, puisque les sciences
sont intelligibles et moins incarnées dans la matière que les corps.
Le dernier degré de l'amour, celui que peut atteindre par exemple le philosophe, amoureux du Bien et du Beau,
puisque son titre signifie précisément « amoureux de la sagesse », est celui où l'on pourra enfin contempler le Beau
dans toute sa pureté intelligible.
Cette dernière expression signifie que cette contemplation se fera non pas avec
l'oeil mais avec l'esprit ou, comme l'écrivait Platon, avec l'intelligence ou « oeil de l'esprit ».
Il contemplera alors une
réalité qui ne possède aucun des caractères de la matière sensible, une « beauté qui ne se présentera pas à ses
yeux comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle ».
Elle ne se présentera pas même «.
»
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