Orgueil et morale
Extrait du document
«
Position de la question.
Les moralistes ont, en général, sévèrement condamné l'orgueil.
La question peut être posée cependant de savoir
si, par quelque côté, il ne pourrait acquérir une certaine valeur morale.
I.
Genèse de l'orgueil.
A.
— Qu'est-ce d'abord que l'orgueil ? Au sens le plus courant du terme, Littré le définit : « sentiment, état de l'âme, où naît une opinion
trop avantageuse de soi-même ».
Cette définition, exacte en soi, ne met cependant pas suffisamment en relief les conséquences de
l'orgueil, le comportement qu'il inspire.
Il faudrait ajouter, croyons-nous que cette opinion trop avantageuse que l'orgueilleux a de luimême fait « qu'il se préfère aux autres et qu'il veut s'élever au-dessus d'eux ».
B.
— La genèse d e ce sentiment est bien claire.
La psychologie nous enseigne q u e l e point de départ de la conscience est un état
d'égocentrisme que l'on rencontre, par exemple, chez l'enfant et qui fait que, pour lui, le moi est, pour ainsi dire, le centre de toutes
choses.
Mais cet égocentrisme n'est pas de l'égoïsme : si, en ce sens, l'enfant ramène tout à lui, il le fait inconsciemment et
involontairement.
C.
— On pourrait dire que l'orgueil n'est pas autre chose que cet égocentrisme devenu conscient et délibéré et dans lequel la prise de
conscience du moi s'accompagne d'un jugement de valeur excessivement favorable sur soi-même.
C'est, en somme, une hypertrophie du
moi ou, comme a dit le janséniste NICOLE (De la faiblesse de l'homme, chap.
I), «une enflure du coeur par laquelle l'homme s'étend et
se grossit en quelque sorte en lui-même et rehausse son idée par celle de force, de grandeur et d'excellence ».
D.
— L'orgueil peut s'attacher à des avantages tout extérieurs: c'est l'orgueil des « grands », des riches et, selon l'expression d'ALAIN des
« importants » ; c'est celui d e « l'âne chargé d e reliques ».
Mais il peut se fonder aussi sur « des qualités spirituelles », vraies ou
supposées.
Toutefois, comme l'observe encore NICOLE, ce dernier est de même nature que le précédent : Il consiste de même dans une
idée qui nous représente grands à nos yeux et qui fait que nous nous jugeons digne d'estime et de préférence.
II.
Dangers moraux de l'orgueil.
Peut-on attribuer à l'orgueil, ainsi défini, une valeur morale quelconque ? Bien au contraire, il faut en dénoncer les dangers.
A.
— Du point de vue de la morale personnelle, d'abord, l'orgueil aboutit à l'illusion narcissique.
Comme L.
LAVELLE (L'erreur de Narcisse,
p.
18) le dit de Narcisse, l'orgueilleux « préfère son image à lui-même ».
L'image qu'il s'est faite de lui l'aveugle et lui voile son vrai moi,
et les jugements faux qu'il porte sur sa propre personne l'empêchent de s'apercevoir tel qu'il est, d'autant plus que son orgueil le rend
incapable d'accepter aucune critique : « L'orgueil, disait BOURDALOUE, est l'endroit le plus vif du coeur ; pour peu qu'on y touche, la
douleur nous fait jeter de hauts cris.
» — De là, inévitablement, un manque d e sincérité chez l'orgueilleux : il joue le rôle qu'il s'est
assigné, il devient « le comédien de lui-même » (LAVELLE).
Il est aliéné de lui-même.
— De là enfin, une insatiabilité, une ambition
démesurée qui l'empêchent d'être jamais satisfait : « L'orgueil nous rend si glorieux de ce que nous sommes qu'il nous laisse mécontent
des plus grands biens qui peuvent nous être donnés ».
Et c'est pourquoi l'orgueilleux est toujours malheureux.
B.
— Du point d e vue de la morale sociale, l'orgueil n'est pas moins dangereux.
La haute opinion qu'il a de lui-même interdit à
l'orgueilleux toute communion véritable avec ses semblables, qu'il dédaigne.
Il fait fi d e cette égalité fondamentale entre tous les
humains (sujet 148) qui est la base de la morale sociale.
Les autres ne sont pour lui que de simples instruments, de simples moyens au
service de ses fins propres.
Et qui dira jamais les malheurs qu'ont causés à l'humanité ces ambitions insatiables dont nous parlions cidessus et qui sont le fait de ces grands orgueilleux de l'histoire : les autocrates, les autoritaires, les conquérants, les sectaires ?
III.
Orgueil et «générosité ».
A.
— Il semble donc difficile d'accorder à l'orgueil une valeur morale quelconque.
Et cependant, si nous réfléchissons à ce qui vient d'être
dit, nous nous apercevons que l'orgueil n'est moralement dangereux et condamnable que parce qu'il exagère.
L'orgueil n'est que
l'exaspération d'un sentiment légitime.
Aussi bien, Littré nous indique-t-il que le terme peut être pris en un sens non péjoratif.
C'est alors,
dit-il, le « sentiment noble, élevé, qui inspire une juste confiance on son propre mérite ».
En un mot, c'est le sentiment de la valeur
personnelle.
Or, non seulement ce sentiment, ramené à de justes limites, est légitime, mais il a une valeur morale certaine.
DESCARTES, dans les
Passions de l'âme (IIIe Partie, art.
152-156), déclare que la générosité « qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut
légitimement estimer » est « comme la clef de toutes les autres vertus » et que, loin de nous porter à mépriser autrui, elle nous incline
plutôt à excuser nos semblables qu'à les blâmer quand nous les voyons commettre quelque faute ; car la supériorité de l'homme consiste
avant tout dans le bon usage qu'il fait de sa volonté libre, beaucoup plus que dans les dons naturels qui ne sont pas tellement inégaux
chez tous les humains.
« Ceux qui sont généreux en cette façon, ajoute DESCARTES, sont naturellement portés à faire de grandes choses
et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables ; et, pour ce qu'ils n'estiment rien de
plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt, pour ce sujet, ils
sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun », — ce qui contraste avec la
témérité, avec l'égoïsme et avec l'arrogance de l'orgueil.
B.
— En ce sens, le sentiment de la valeur personnelle est la condition même de la moralité.
Car, ainsi
que l'a mis en lumière l'école anglo-saxonne de la self-realization, l'impératif moral essentiel est celui
de « la réalisation de soi comme bonne volonté » : c'est la réalisation de soi comme un tout idéal et
comme un tout infini.
Il y a ici une ambition parfaitement légitime : « La personnalité ne reste telle
qu'en visant ce qu'elle n'est pas encore ; elle doit se transcender sans cesse » (R.
LE SENNE, Tr.
de
Morale générale, p.
477).
C.
— Il en est de même du point de vue de la morale sociale.
Ce sentiment de la valeur personnelle
nous pousse à agir, à sortir de la médiocrité, à nous consacrer à une oeuvre.
Il y a ici un milieu à tenir
entre la témérité et la pusillanimité ou la lâcheté prudente.
Si les ambitions démesurées de l'orgueil ont
causé des désastres au cours de l'histoire, la vie des sociétés exige, en revanche, certaines audaces
pour entreprendre ou innover, que seule peut inspirer une certaine confiance en soi.
Conclusion.
L'orgueil proprement dit est plus pernicieux qu'utile du point de vue moral.
Mais il ne faut
pas le confondre avec le sentiment de la valeur personnelle qui a une portée morale certaine..
»
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