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Nietzsche

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Le criminel qui connaît tout l'enchaînement des circonstances ne considère pas, comme son juge et son censeur, que son acte est en dehors de l'ordre et de la compréhension : sa peine cependant lui est mesurée exactement selon le degré d'étonnement qui s'empare de ceux-ci, en voyant cette chose incompréhensible pour eux, l'acte du criminel. Lorsque le défenseur d'un criminel connaît suffisamment le cas et sa genèse, les circonstances atténuantes qu'il présentera, les unes après les autres, finiront nécessairement par effacer toute la faute. Ou, pour l'exprimer plus exactement encore : le défenseur atténuera degré par degré cet étonnement qui veut condamner et attribuer la peine, il finira même par le supprimer complètement, en forçant tous les auditeurs honnêtes à s'avouer dans leur for intérieur : « Il lui fallut agir de la façon dont il a agi ; en punissant, nous punirions l'éternelle nécessité. » Mesurer le degré de la peine selon le degré de connaissance que l'on a ou peut avoir de l'histoire du crime, n'est-ce pas contraire à toute équité ? Nietzsche

« Le criminel qui connaît tout l'enchaînement des circonstances ne considère pas, comme son juge et son censeur, que son acte est en dehors de l'ordre et de la compréhension : sa peine cependant lui est mesurée exactement selon le degré d'étonnement qui s'empare de ceux-ci, en voyant cette chose incompréhensible pour eux, l'acte du criminel.

Lorsque le défenseur d'un criminel connaît suffisamment le cas et sa genèse, les circonstances atténuantes qu'il présentera, les unes après les autres, finiront nécessairement par effacer toute la faute.

O u, pour l'exprimer plus exactement encore : le défenseur atténuera degré par degré cet étonnement qui veut condamner et attribuer la peine, il finira même par le supprimer complètement, en forçant tous les auditeurs honnêtes à s'avouer dans leur for intérieur : « Il lui fallut agir de la façon dont il a agi ; en punissant, nous punirions l'éternelle nécessité.

» Mesurer le degré de la peine selon le degré de connaissance que l'on a ou peut avoir de l'histoire du crime, n'est-ce pas contraire à toute équité ? [Introduction] Il est fréquent que l'issue d'un procès surprenne le public, qui peut avoir le sentiment que la justice officielle a été trop clémente.

Le crime semblait monstrueux et inexcusable, mais le déroulement du procès a montré qu'en fait, on pouvait en expliquer ou en comprendre le déroulement, au moins en partie.

D'où la moindre responsabilité reconnue au criminel, et une peine plus légère que celle qui était attendue.

Nietzsche mène son analyse jusqu'au point où le crime semble pouvoir être intégralement expliqué par un jeu de circonstances successives qui signifierait le poids d'une véritable nécessité.

Si une telle situation peut paraître excessive, elle a au moins le mérite de poser le problème de ce que peut être l'explication d'une conduite a priori répréhensible. [I.

L'étonnement devant le crime] Entre le criminel et son juge existe initialement une différence radicale de point de vue.

Le premier, parce qu'il sait ce qu'il a fait et comment il a été amené à le faire, considère que son acte obéit à un certain ordre des choses et qu'il est donc compréhensible.

A u contraire, celui qui doit juger se heurte d'abord à ce qui constitue une sorte de scandale, par l'écart manifesté entre un acte et ce qu'exige le respect de la loi. La sanction elle-même est proportionnelle à c e que peut être l'étonnement du juge et du censeur (qui considère les c h o s e s moralement plutôt que juridiquement) face à l'acte criminel, qui paraît d'abord en dehors de toute compréhension normale.

Juge et censeur sont en effet du côté de la loi, de l'ordre institué, des valeurs admises — et tout crime constitue une transgression anormale de cette loi, de cet ordre, de ces valeurs.

C 'est parce que les hommes « normaux » doivent les respecter que celui qui les bafoue apparaît immédiatement anormal : son acte n'entre pas dans le cadre de la compréhension ordinaire, puisqu'il semble impliquer une sorte d'exclusion de l'humanité ou de la société.

C e qui, physiquement, se présente comme un homme a été capable d'une inhumanité au moins passagère ou partielle, qui le rend énigmatique. C ette contradiction peut, comme l'affirme Nietzsche, ne pas être ressentie intimement par le criminel, parce qu'il est au courant non seulement de son meurtre, mais aussi de toute l'histoire qui l'a précédé.

Il se perçoit ainsi comme intégré dans une série de causes ayant déterminé sa conduite, qui peut en conséquence lui apparaître, non comme incompréhensible, mais au contraire comme relevant de la compréhension normale des choses. [II.

L'exposition de la nécessité] L'institution judiciaire est organisée de telle façon qu'il appartient au défenseur de l'accusé de montrer que le crime est, malgré les apparences, compréhensible : l'aboutissement de son travail consiste à faire en quelque sorte adopter le point de vue initial du criminel par ceux qui doivent le sanctionner. C 'est pourquoi la connaissance, par l'avocat, de l'histoire de son client est fondamentale, puisque c'est à partir de cette histoire qu'il peut présenter des « circonstances atténuantes ».

C es dernières sont aujourd'hui établies de façon de plus en plus subtile : on ne se contente plus de faire allusion à l'éducation de l'accusé, au milieu qu'il a fréquenté, qui peut avoir eu une mauvaise influence sur lui, aux mauvais traitements qu'il a subis dans son enfance, etc.

Il est désormais possible de faire appel à des experts en psychiatrie ou en psychanalyse pour faire également état des pulsions et des fantasmes inconscients, des refoulements du criminel, d'un déséquilibre mental éventuel. L'énumération de toutes ces circonstances, en instaurant des déterminismes ou des causalités partiels, a pour effet d'atténuer progressivement l'étonnement et l'incompréhension qui étaient d'abord chez le juge.

C omment affirmer une responsabilité là où l'on découvre un enchaînement de causes ? Jusqu'au point où les auditeurs « honnêtes » en viennent à admettre que le criminel ne pouvait pas agir autrement qu'il l'a fait, et que le punir signifierait que l'on punit « l'éternelle nécessité », soit une «puissance» qui n'a rien de commun avec celle d'un homme.

En allant jusqu'au bout, on en vient à penser qu'un crime, quel qu'il soit, si l'on parvient à en expliquer la genèse, devient automatiquement compréhensible, non seulement dans le sens où il s'inscrit alors dans la logique d'une conduite humaine, mais aussi dans le sens où il apparaît excusable. Face à quoi Nietzsche souligne que l'équité n'est pas satisfaite lorsque la peine attribuée est mesurée selon la connaissance que l'on a de l'histoire d'un crime.

Et la façon dont il souligne le terme « connaissance » indique qu'il signale la source du malaise.

L'équité demanderait donc que la peine soit mesurée indépendamment de cette connaissance, soit relativement au crime lui-même et à la responsabilité qu'il implique.

O r, c'est la connaissance des antécédents qui amoindrit ou fait disparaître cette responsabilité. [III.

La responsabilité] S'intéresser à l'histoire du crime et du criminel, c'est admettre que ce dernier est, au moins partiellement, déterminé par ce qu'il a vécu.

O n peut, par exemple, être plus ou moins clément à propos d'un vol de nourriture, s'il est dans un cas provoqué par le besoin de nourrir des enfants alors que dans l'autre, il serait dû à un besoin d'argent pour se procurer de la drogue.

Mais, si l'on se demande pourquoi le second voleur se drogue, on peut découvrir qu'il a subi une éducation désastreuse, que son épouse l'a quitté dès qu'il a connu de petites difficultés, etc.

C e qui aurait pour résultat de justifier aussi bien le geste du second voleur que celui du premier.

À ceci près cependant que tous les individus qui ont subi un milieu familial catastrophique avant d'être abandonnés par leur épouse, etc., ne se droguent pas.

C e qui conduit à considérer que les circonstances, si « atténuantes » puissent-elles être, ne renvoient pas à un déterminisme absolu. En d'autres termes, la question implicite dans tout procès est de savoir dans quelle mesure on admet que l'homme dépend des circonstances (négatives aussi bien que positives) qu'il traverse, ou dans quelle mesure il est libre.

Du point de vue rigoureusement moral, Kant considère que la responsabilité de l'individu est toujours entière, parce qu'il lui appartient toujours de choisir de céder (ou non) au poids des circonstances – et, bien que l'existentialisme soit établi sur de tout autres postulats que le kantisme, Sartre est du même avis.

Le point de vue juridique e s t s a n s doute moins strict, parce qu'on est amené à y reconnaître davantage que la conscience n'est pas indépendante de la condition sociale, et que la société elle-même n'est pas toujours en mesure de lui assurer une maturité idéale. Il peut ainsi y avoir une distorsion entre le droit et la morale, et l'équité, comme sentiment spontané du juste et de l'injuste qui se manifeste initialement chez le juge comme chez tout individu, risque d'être frustrée lorsqu'un crime apparaît moins aberrant ou incompréhensible qu'on ne l'avait d'abord pensé. [Conclusion] Tout crime pourrait-il dès lors devenir compréhensible, ou excusable ? La question se pose particulièrement lorsqu'il est question de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité : le tortionnaire nazi était-il responsable ? ou ne faisait-il qu'obéir à des ordres ? C 'est alors l'équité qui semble exiger que l'on maintienne une incompréhension radicale face à l'horreur de certains crimes, où résonne sinistrement le mystère du mal se déchaînant dans l'homme — soit la pire version de ce que Kant nommait un « détraquement » de la volonté.. »

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