Les sentiments gagnent-ils à être dits ?

« PROBLEMATIQUE DE L'ELEVE: On entend dire communément qu'il ne faut pas cacher ses sentiments, qu'il ne faut pas les garder pour soi, considérant que leur expression et le fait de les dire pourrait nous permettre de nous libérer.

En effet, l'idée selon laquelle il faut dire ses sentiments repose sur une opposition entre l'intérieur et l'extérieur qui tend à affirmer que dire consiste à libérer.

On pourrait ainsi penser que le passage par le langage a cette fonction.

Mais le langage n'apporte-t-il pas plus encore ? Ici, vous pouvez réfléchir à la fonction du langage et du mot.

Les analyses de Hegel dans l'Esthétique peuvent alors vous être utiles.

Le mot est ce qui donne forme à la pensée.

A insi, par le truchement du langage, ne peut-on pas penser que les sentiments se clarifient ? V ous pouvez également penser ici à la fonction du langage dans la cure analytique.

Le langage a alors une fonction cathartique. V ous trouvez déjà cette idée dans la Rhétorique d'Aristote lorsqu'il montre la fonction de la tragédie qui met en scène et exprime les craintes et les peurs. Pensez aussi simplement à l'apaisement que peut procurer une discussion.

Or, parfois nous avons peur de dire nos sentiments ? Réfléchissez aux conséquences de cette peur.

Nous pouvons redouter de les dire parce que, par exemple, dans le cas de sentiments amoureux nous craignons d'être éconduits.

Or, ne pas les dire, n'est-ce pas considérer que l'imaginaire a plus de réalité que le réel ? Ici, vous pouvez penser aux analyses de Bergson dans La Pensée et le mouvant en lisant, en particulier son article intitulé "Le possible et le réel".

Bergson montre ainsi que le réel est toujours plus riche que le possible qui n'est qu'une illusion rétrospective, qu'une reconstruction après-coup.

Dans ces conditions, dire ses sentiments, n'est-ce pas simplement s'autoriser à vivre le réel ? [En formulant ses sentiments, on les comprend et on les apprécie mieux.

Les sentiments dits peuvent être partagés et peuvent émouvoir d'autres personnes.

Exprimer nos sentiments peut nous soulager.] Il faut dire les sentiments Les sentiments gagnent à être dits lorsqu'ils surgissent entre deux personnes.

Si je tombe amoureux, il est absurde de garder mes sentiments pour moi.

De même, si une personne nous irrite, mieux vaut en parler tout de suite avec elle afin de régler le problème. La parole est d'or et le silence d'argent Formulés, les sentiments deviennent plus riches.

On peut en outre les partager avec les autres.

Ainsi, j'approfondirais mes sensations si je tentais de les identifier, de les analyser, d'en reconnaître la nature précise grâce aux mots.

Par ailleurs, mon émotion devant un beau paysage sera augmentée si je la partage avec mes compagnons de voyage. Dire nos sentiments nous soulage d'un poids Les sentiments gagnent enfin à être dits dans la mesure où cela permet de nous en soulager.

Une passion tenue secrète, une colère rentrée, une angoisse non dite, une peine informulée finissent par nous ronger de l'intérieur et peuvent nous rendre malades.

La psychanalyse l'a bien compris, qui utilise la cure par la parole pour mettre au jour les sentiments refoulés. [L'émotion est par essence indicible.

Jamais la parole ne pourra traduire toute la richesse et la diversité des sentiments.

En essayant d'analyser et de formuler nos sentiments, nous les appauvrissons.] Les sentiments sont indicibles Le propre des sentiments est de ne pouvoir être exprimés avec précision.

Ils sont du registre du non-dit.

Ne dit-on pas souvent, d'ailleurs, que «l'émotion nous coupe la parole»? Les sentiments sont faits pour être ressentis et agis, non pour être dits.

Si j'aime, je dois m'abandonner à la jouissance d'aimer.

Si je suis triste, il vaut mieux laisser mes larmes couler. Dire l'émotion, c'est l'appauvrir ire des sentiments, c'est les appauvrir.

L'expression «c'est un beau paysage» paraît bien plate pour exprimer tout ce que j'éprouve devant un magnifique paysage marin, une prairie verdoyante et ensoleillée au printemps.

De même, j'appauvrirais la jouissance esthétique que me procure la contemplation d'un beau portrait ou d'un beau marbre de la Renaissance si j'essayais de l'exprimer par des mots. Le langage des sentiments est celui du corps Le sentiment utilise le langage du corps plutôt que celui des mots.

Une caresse, un regard feront mieux comprendre à la personne aimée ce qu'on veut lui dire que des protestations de tendresse qui sont souvent imprécises et parfois trompeuses.

Un coup de poing me soulagera davantage de la colère que j'éprouve qu'une explication rationnelle ou que des cris et des insultes. S'il est vrai qu'il est parfois impossible de formuler ses sentiments au moment même où on les éprouve, il n'en reste pas moins vrai que les sentiments gagnent en général à être dits.

Éprouver et dire ne sont pas deux actes contradictoires; ils peuvent très bien se succéder dans le temps sans s'exclure.

Un premier mouvement de joie ou de colère gagnera à être formulé une fois passée la violence du sentiment.

L'émotion esthétique que procure la contemplation d'un tableau peut très bien être redoublée par la jouissance intellectuelle que procure son analyse.

En outre, certaines paroles sont elles-mêmes porteuses et créatrices d'émotion: dire «je t'aime», par exemple, c'est l'éprouver et le faire éprouver.

Enfin, c'est parce que les mots peuvent mystérieusement être investis d'émotion que les paroles d'un poète, d'un écrivain, d'un auteur dramatique peuvent nous toucher, nous tirer des larmes lorsque nous les lisons.. »