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Le désespoir témoigne-t-il de la grandeur de l'homme ?

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« INTRODUCTION. « Rien n'est plus facile pour une philosophie que d'être tragique, notait Jacques Maritain ; elle n'a qu'à s'abandonner à son poids d'humain.

» Le désespoir des métaphysiques contemporaines est de ceux qui ne se résorbent pas sans l'intervention d'une conscience transcendante.

Ce n'est point de ces états d'âme romantiques à qui un grand amour suffisait pour dépasser le sentiment pénible de leur douleur quotidienne.

C 'est l'angoisse, la conscience d'un vide, d'un manque, c'est cette « nostalgie d'être » que M.

Alquié a si profondément décrite et qui bouleverse sans pouvoir jamais s'apaiser.

La conscience malheureuse procède en droite ligne de Hegel, mais le pour soi qui n'arrivera jamais à retrouver l'opacité sans problème de l'en soi, est précisément ce par quoi l'homme peut prendre conscience de sa condition humaine.

Le problème se pose de savoir si ce désespoir de la conscience suffit à témoigner de la grandeur de l'homme ou si ce ne serait pas plutôt la manifestation la plus évidente de notre impuissance totale. PREMIÈRE PARTIE : Du désespoir comme témoin de la grandeur humaine. 1.

La psychologie de l'homme désespéré nous confirmerait dans l'impression de grandeur négative qui est l'apanage de la conscience malheureuse. C ontre la béatitude tranquille de l'homme figé dans le contentement de soi, à l'encontre de la satisfaction stérile d'un optimisme qui se prend pour une fin en soi, le désespoir apparaît comme un moyen de salvation.

C 'est par lui que nous pouvons nous élever au-dessus de cette tranquillité passive, et c'est par le pessimisme que l'on atteint l'infini.

S'il est vrai, comme le voulait Pascal, que « l'homme n'est produit que pour l'infinité », seul le « silence éternel des espaces infinis » pourra nous donner le moyen de dépasser notre existence quotidienne par un arrachement radical à notre situation immédiate. 2.

Mais le pessimisme est aussi beaucoup plus créateur que l'optimisme satisfait.

Certes, ce breuvage amer du désespoir peut aboutir à une sorte de déchéance, à un abandon.

Mais le désespoir surmonté est ce par quoi l'on atteint la limite de la grandeur humaine : c'est l'épreuve de la force, l'expérience de la violence qui pourront nous être données ainsi.

Ou bien l'homme sortira victorieux et grandi de l'épreuve du désespoir, ou bien il abdiquera et sera vaincu par lui.

Le problème est donc d'arriver à dominer son désespoir sans tomber dans l'abîme qui entoure, de tous côtés, ce chemin si étroit, cette via perardua, cet itinéraire ontologique qui est comme l'instance la plus ténue entre les obstacles innombrables. 3.

Aussi le désespoir n'est-il le propre que de « consciences qui comptent », pour parler comme Rauh. L'expérience morale du désespoir ne se prouve pas, elle s'éprouve.

A cet égard, celui-là seul est homme qui vit son désespoir, et qui ne renonce pas à l'assumer.

Le désespoir est la meilleure preuve que l'on assume réellement sa condition humaine.

C ar on ne ruse pas avec le désespoir.

On le fait ou on le fuit.

Il montre l'âme. DEUXIÈME PARTIE : Le désespoir comme garant de notre faiblesse. 1.

L'analyse du désespoir nous présente une double face : d'une part, il est incontestablement « dynamogénique ».

Le désespoir possède une force intrinsèque, une énergie vivace qui nous pousse à l'action.

Mais, d'autre part, il est aussi la marque de notre impuissance.

Le désespéré est celui qui s'abandonne à sa douleur, qui reste incapable de surmonter son angoisse.

C 'est un faible.

C 'est un lâche.

C'est le romantique honteux de son existence matérielle, craintif à l'égard de tous ses contacts sociaux, pusillanime devant la vie, incapable d'assumer sa présence effective au monde. 2.

Au reste le désespoir contemporain, celui des existentialistes par exemple, apparaît comme très significatif de cette incapacité dans laquelle nous nous trouvons de surmonter la difficulté d'être.

Les conditions du désespoir existentiel, que l'on se place dans le cas de Kierkegaard ou dans celui de Jean-Paul Sartre, restent les mêmes : stade transitoire, le désespoir apparaît comme le moment de l'abandon, comme le garant de la mollesse du sujet.

Englué dans son en soi, le désespéré n'est plus capable de surmonter aucun des obstacles de la vie quotidienne, Il est confondu par la faiblesse de son destin.

Loin de pouvoir le dominer, il est dominé par lui. 3.

La faiblesse du désespoir éclate dans le cas du suicide où le sujet avoue explicitement son incapacité de surmonter le destin qui l'écrase.

Soit que l'on explique le suicide comme le font les psychanalystes par le désir inconscient d'un retour à la béatitude intra-utérine ; soit que l'on dise avec Esquirol et les psychiatres classiques que tous les suicidés sont des aliénés, et que cette aliénation de notre liberté est la preuve matérielle la plus irréfutable de notre impuissance à surmonter les cadres les plus élémentaires de notre vie quotidienne ; soit que l'on soutienne avec Durkheim et Halbwachs que le suicide provient d'un manque d'intégration à la vie sociale où la solitude du désespéré le pousse à cette solution de détresse, cette solution de la non-solution, faite pour les cas où plus rien n'est à espérer ni dans le présent ni dans l'avenir le plus lointain ; dans tous les cas, le suicide apparaît comme lié à un refus de l'espoir, à cette déréliction que la philosophie actuelle a si souvent mise en vogue, à ce délaissement total du héros sartrien à la manière de la Nausée : « J'étais de trop, et pour l'éternité » dit A ntoine Roquentin.

C ette solitude absolue est bien celle du désespoir. TROISIÈME PARTIE : Misère de l'homme sans désespoir. 1.

C 'est le sens commun qui croit que le désespoir est un mal.

Mais tous les états affectifs négatifs : l'angoisse, la honte, le mépris, le regret, le remords sont autrement plus constructifs que la complaisance à l'égard de soi-même où s'enferme le béat : cette torpide hébétude du satisfait de soi-même contraste avec l'inquiétude du désespéré.

Mais le désespéré a peut-être plus encore que l'homme heureux de cette vie l'espoir d'un changement radical qui le conduira à un plus grand bonheur. 2.

La ravissement, au double sens de la délectation et de l'arrachement au monde matériel qui nous entoure, apparaît comme le signe évident du désespoir surmonté.

C ar il n'est pas question de rester dans un désespoir stérile et vide.

Rien de plus vain que cette stagnation dans le tragique, cette émotivité latente qui nous fait gémir sans vouloir changer quoi que ce soit à notre sort.

Mais à travers et par-delà ce désespoir provisoire, l'homme sain parvient à un désespoir constructif : c'est pourquoi Beethoven s'imposait comme règle de vie : Durch Leiden Freude.

A travers la douleur, par-delà le désespoir, la joie. Gide a bien montré dans sa Porte étroite ce désespoir d'A lissa qui se résorbait dans la joie : c'est à travers sa tristesse qu'elle parvient, au-delà de toute macération, à une joie de sacrifice dont l'amertume n'exclut pas une réelle fécondité.

Analysant à cet égard la musique de Chopin, Gide dit en se penchant sur l'auteur des Nocturnes : « A travers et par-delà sa tristesse, C hopin parvient à la joie, une joie qui n'a rien de la gaieté sommaire et un peu vulgaire de Schumann, mais une joie pure, mystique, séraphique : c'est la plus pure des musiques ». 3.

Il y a donc une sorte de consolation du désespoir : on pourrait dire que l'auto-régulation du désespoir est dans le dépassement de lui-même.

Le vrai désespoir ne s'arrête pas au suicide ; le suicide apparaît comme une tentation provisoire ; c'est en le surmontant que le désespéré parvient à une sorte de prise de conscience de ce qui lui manquait et le manque-d'être se transmue alors en une sorte de plus-être.

L'allégresse du désespéré qui s'est sorti de son propre désespoir est dans une totalité mentale qui se saisit en tant que plénitude. CONCLUSION. A insi donc, le désespoir peut témoigner de la grandeur humaine.

Il n'est pas nécessairement la marque d'un homme sans confiance, il ne révèle pas la misère d'un homme sans Dieu.

Il peut, au contraire, être la manifestation d'une prise de conscience très précise de l'éternité, de l'absolu, de l'infini.

C'est dans la conscience douloureuse du manque que l'homme se saisit réellement dans le mystère de la difficulté d'être.

Grâce à cette prise de conscience, le désespoir se transforme lui-même : il est de la nature du désespoir de passer du relatif à l'absolu, de se transformer de lui-même, de l'instance provisoire en totale permanence.. »

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