Le cru et le su s'excluent-ils ?
Extrait du document
«
Incipit : Depuis au moins le Théétète de Platon, et avant lui le Poème de Parménide, la relation du savoir au croire
est une constante dans l'histoire de la réflexion philosophique.
Et ceci s'explique pour deux raisons au moins : d'une
part, il s'agit d'obtenir une définition de ce qu'est le savoir, ou de ce que c'est que savoir, et cette définition doit en
permettre l'identification distinctive (éviter toute confusion avec ce qui n'est pas savoir), et d'autre part, mais c'est
un corollaire de la première raison, il s'agit précisément de déterminer les limites du savoir, autrement dit de la
connaissance (un adage classique d'origine delphique incite à ne rien vouloir de trop, c'est-à-dire à ne pas pécher
par démesure et présomption, serait-ce dans le domaine de la connaissance).
Thèmes : Le thème de la limitation de la connaissance connaît sa formulation la plus fameuse dans l'injonction
kantienne à limiter le savoir pour faire place à la croyance (Critique de la raison pure (1783)).
Et d'une certaine
manière, l'énoncé que nous avons à traiter reprend, non pas certes la question de la nécessaire limitation des
prétentions du savoir, mais plutôt celle de la relation intime de ce dernier avec la croyance.
Deux notions
structurent en conséquence notre analyse thématique : (i) savoir : le verbe signifie ici une activité de
connaissance, comme cela va de soi.
Mais ce qu'il importe de souligner est qu'une telle activité peut se concevoir
selon deux modalités distinctes : le savoir au sens de la connaissance intellectuelle, voire de la possession d'une
science (savoir universel et nécessaire fondant une certitude) ; le savoir au sens pratique du savoir-faire ; (ii)
croire : de même, la notion de croyance peut se définir selon deux acceptions distinctes : la croyance sur la base
d'une autorité (telle est certainement le fondement de la foi comme reposant sur un corpus défini de textes dits
sacrés, mais également de ce qui proprement s'appelle le credo), et d'autre part la croyance fondée sur le
témoignage, et l'acte de confiance en ce dernier.
Il est à noter que la distinction entre ces deux acceptions
distinctes de la notion de croyance reposent sur la détermination de leur origine (dont le légitimité et la fiabilité est
gage de la légitimité de l'acte de croire), tandis que la distinction des deux sens de la notion de savoir tient quant à
lui à une différence domaines de la réalité (la pratique et l'intellect).
Problème : A l'aide de ces quatre termes, articulés selon une double alternative (savoir intellectuel / savoir
pratique ; croyance-autorité / croyance-témoignage), nous pouvons reconstruire l'organisation de l'énoncé sur un
mode combinatoire (quatre possibilités).
Le problème de l'énoncé ainsi structuré peut se reformuler comme suit : le
savoir (dans ces deux acceptions) est-il ou non exclusif du croire (dans les deux acceptions de la croyance) ? Ce
qui, sous forme d'implication conditionnelle donne : le savoir implique-t-il la négation du croire ; ou encore, la
proposition “ s'il y a savoir alors il n'y a pas croire ” est-elle vraie ?
*
I.
Savoir intellectuel : les fondements et les limites de la connaissance
Partons de Descartes, car c'est chez lui que la révocation de tout type de croyance paraît le plus évidemment être
le préalable nécessaire à la fondation d'un savoir certain (Première méditation (1641)).
Mais d'abord, entendonsnous clairement sur ce qui, dans le cadre de la réflexion cartésienne, est qualifié de “ savoir ” : le savoir est d'abord
un acte de la raison qui saisit l'évidence de ses principes et en décrète l'indubitabilité.
Ensuite, le savoir est
également définissable en termes de contenu.
Et celui-ci doit sa véracité (a) à la vérité de ses fondements, (b) à la
validité des jugements par lesquels ses concepts fondamentaux s'organisent en propositions, (c) à la justesse du
raisonnement qui en structurent les propositions (syllogismes), (d) à la rigueur de la méthode qui assure les
enchaînements des développements propositionnels selon l'ordre de la raison.
Une telle caractérisation typologique
de la nature de la connaissance est due à l'Esprit de la géométrie de Pascal.
Sa formulation quadruple se retrouve
dans la Logique de Port-Royal dont elle détermine le plan en quatre parties.
Ceci aboutit à une définition forte du
savoir comme savoir intellectuel, ou connaissance : il s'agit d'un mode de raisonnement déductif à partir de principes
vrais conduisant à la connaissance certaine.
C'est au cœur d'une telle formulation que réside la question du rapport
du croire au savoir.
Le croire n'est pas ici à entendre sur le mode de l'autorité et du témoignage, car avec le
cartésianisme, toute autorité institutionnelle présupposée se trouve rejetée comme fondement illégitime dans la
constitution d'un savoir véritable (rejeter l'opinion des maîtres, et des livres appris au principe de la pratique du
doute comme méthode de fondation du savoir).
Non, le croire s'effectue ici sous l'ordre d'une autorité qui est celle
de la raison elle-même, il s'agit de l'évidence.
L'évidence est l'indubitable.
Ce qui se trouve au fondement ne peut ni
ne doit être questionné plus avant (par exemple, que “ je suis, j'existe ”, ou que “ je pense, [et] je sais que je
pense ”, mais plus encore que le tout est plus grand que la partie, etc.), mais doit être postulé comme vrai, c'est-àdire cru, au sens le plus large de la croyance fondée sur autorité.
En disant cela, nous pointons la question des principes de la connaissance.
Déjà Aristote, dont tous sont plus ou
moins les légataires en tant qu'ils poursuivent le développement de son Organon, décrète l'existence de principes
indémontrables qui doivent fournir les fondations à la construction du savoir.
Dans la logique contemporaine, il y a
pareillement des axiomes qui conditionnent l'élaboration du savoir.
Tout n'est pas démontrable, car alors n'importe
quoi le serait.
Pour fonder, la raison doit procéder à sa propre limitation.
En ce sens seulement, il est possible de
parler d'une continuité du croire au savoir.
Mais à vrai dire, puisque l'autorité décrétant ce qui sera dit indémontrable
est la raison elle-même (autolimitation) et donc que l'autorité n'est pas extérieure à l'acte du savoir, qualifier de
croyance le fondement axiomatique nécessaire du savoir intellectuel est bien exagéré.
Si le savoir rationnel abstrait
et formel, celui de la logique ou des mathématiques par exemple, n'est limité que par lui-même, nous pouvons sans
ambages dire de lui qu'il est exclusif de la croyance, autre qu'en ses propres principes érigés en axiomes.
Par
principe, il y a des principes qui échappent au pouvoir démonstratif de la raison, celle-ci le sait.
Savoir implique de
ne pas croire autre chose, ou en d'autre autorité, que la raison elle-même.
Savoir n'implique pas ne rien croire, mais
ne pas croire..
»
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