Aide en Philo

La philosophie peut-elle dépasser son temps ?

Extrait du document

« Qu'est-ce qui peut conduire à la question : «La philosophie peut-elle dépasser son temps»? • L'évolution des différentes activités et productions culturelles de l'homme (y compris de ses propres représentations) semble problématiser l'idée que l'activité philosophique pourrait être identique à elle-même à travers les âges (philosophia perennis).

Mais une telle question appelle une réflexion méthodique pour dissiper des malentendus : quel statut accorder à la philosophie, au-delà des philosophies singulières dans lesquelles elle se réalise ? La philosophie fait-elle partie des formes culturelles (sciences, idéologies, religions, arts, etc.)? Qu'est-ce qui la spécifie et la distingue? A-t-elle le même rythme d'évolution que les autres « aspects» de la vie sociale ? • De quels présupposés concernant la représentation de la philosophie et son statut peut découler l'idée que la philosophie n'est que reflet idéologique, tributaire de son époque ? Ou qu'elle est, au contraire, rigoureusement indépendante de celle-ci? Peut-on poser le problème de façon aussi unilatérale? Quelle peut être la portée de la question et des «réponses» éventuellement envisageables? • La réduction de la philosophie à une simple forme culturelle, voire à un pur et simple reflet idéologique, représente un malentendu aux graves conséquences: - ce qui est en question, c'est la reconnaissance de la raison d'être spécifique de la philosophie, son statut dans la vie sociale ; - partant, c'est sa place dans le système éducatif qui peut être plus ou moins compromise.

La confusion entre enseignement philosophique et diffusion (inculcation) d'une philosophie aboutit à une méconnaissance de la fonction critique de cet enseignement.

Elle prête le flanc aux entreprises de disqualification de la philosophie elle-même. • Le malentendu concernant la raison d'être de la philosophie et son sens par rapport à une époque déterminée n'est-il pas révélateur d'une «situation» de renoncement à l'exigence critique, voire de léthargie collective? Lorsqu'une société renonce à réfléchir sur elle-même et se croit tenue de disqualifier l'exigence critique en l'assimilant à quelque chose de dépassé, n'y a-t-il pas lieu de s'inquiéter? De fait, pragmatisme obscurantiste, scientisme et technocratie se rencontrent souvent dans une commune condamnation de la philosophie, assimilée soit à une spéculation «inutile », soit à une hypothèse idéologique, soit encore à une vaine prétention. Définition Scientisme : attitude qui consiste à vouloir résoudre les problèmes philosophiques par la science. Quelles thèses plus ou moins discutables sont en jeu dans la question? • Refuser à la philosophie le pouvoir de dépassement qu'elle revendique ou semble revendiquer, ce peut être s'obstiner à confondre le résultat et la démarche.

Parler de la philosophie comme activité réflexive (le «philosophe ») à finalité critique est une chose; évoquer des philosophies, ou représentations constituées comportant des thèses définies sur tel ou tel point en est une autre.

Aucune véritable philosophie n'est concevable sans une procédure explicite de validation des démarches réflexives, et partant des thèses auxquelles elles peuvent aboutir.

Recenser des «opinions philosophiques» coupées de leurs démarches productrices, ce n'est plus faire de la philosophie, mais tout simplement dresser une doxographie. • Reconnaître, dans chaque philosophie historiquement déterminée, une « pensée en acte», c'est d'emblée échapper au relativisme qui conduit à méconnaître la fonction critique de la philosophie, son pouvoir de dépassement.

Dire qu'une thèse philosophique est «périmée» n'a donc pas de sens, puisqu'on prétend caractériser une opinion sans faire état de la démarche qui la produit.

L'histoire de la pensée montre, au contraire, qu'une thèse apparemment «périmée et dépassée» ne saurait être appréciée dans sa portée réelle sans un effort pour la saisir dans son contexte, au niveau des enjeux théoriques et des démarches réflexives qui lui donnent sens. Prétendre, par exemple, disqualifier la thèse cartésienne du libre arbitre au nom d'un «acquis» de la psychanalyse (le déterminisme psychique), c'est se méprendre complètement et sur la portée réelle de cette thèse compte tenu du contexte théorique où elle intervient, et sur la signification de la philosophie dans sa différence spécifique avec les sciences.

Freud ne peut invalider Descartes, car il ne pose pas le même type de question et il n'a sans doute pas affaire aux mêmes problèmes.

Cela dit, Descartes peut encore nous intéresser aujourd'hui dans la mesure où sa philosophie peut encore instruire notre capacité de réflexion sur les préjugés, la ténacité du principe d'autorité, la précipitation de nos jugements ou de nos actes, les exigences d'une pensée maîtrisée, etc.

On voudra donc bien reconnaître comme constitutif de la philosophie le «sens du problème», et non la référence à des conceptions toutes faites, appréhendées dans l'ignorance de l'espace doctrinal où elles se constituent. • L'exigence d'« actualité» d'une discipline ou d'une théorie est devenue aujourd'hui d'autant plus tenace qu'elle recouvre davantage de malentendus.

Parmi ceux-ci, une confusion majeure entre l'actualité et la mode.

L'illusion est telle que l'idéologie dominante parvient à imposer ses propres thèmes et à les faire percevoir comme le «fin du fin» en matière de préoccupations essentielles.

Les représentations ainsi véhiculées et diffusées se donnent pour l'« actualité» même de la pensée en acte ; et elles n'ont bien sûr rien d'innocent.

Il ne s'agit pas de nier que des problèmes réels et historiquement déterminés soient comme le référent des thématisations de la mode.

Mais peut-on accepter passivement la façon dont la mode prétend les faire éprouver et formuler ? La véritable actualité de la pensée philosophique peut-elle résider dans une soumission idéologique qui marquerait, en fait, un renoncement à l'exigence critique? Les considérations «inactuelles» ou «intempestives» (titre d'un livre de Nietzsche) sont quelquefois (souvent) le témoignage de la vivacité de cette exigence qui ne se laisse ni réduire, ni récupérer et constitue la véritable essence de la philosophie. Il y a, par exemple, une actualité remarquable de Platon.

À condition de se défaire d'une conception empiriste et historiciste (dont l'envers est la soumission idéologique aux héros du moment), on percevra aisément la fécondité de la critique platonicienne des sophistes et des rhéteurs, ou de l'analyse notionnelle rigoureuse qu'il sollicite à propos de la notion de «supériorité» d'un homme sur un autre.

(cf.

le Gorgias). Conception historiciste : conception selon laquelle l'histoire est capable à elle seule d'expliquer des vérités humaines. La manifestation de l'exigence de rigueur et de réflexion maîtrisée, dans les dialogues de Platon, est encore une des meilleures écoles pour la formation du jugement. Que l'on prenne, dans une perspective complémentaire, les textes d'Aristote sur l'esclavage (Politique, livre I).

On s'indigne couramment d'y trouver une «justification» de l'esclavage.

N'est-ce pas la marque d'une pensée «périmée», et «inacceptable», «qui n'a plus rien à nous apprendre»? Là encore, vision simpliste et mystifiée que l'on corrigera aisément en relisant attentivement les textes : Aristote consigne les contradictions et les difficultés qu'il y a à penser l'esclavage sous la catégorie de nature, et signale un décalage troublant entre la théorie de «l'esclave par nature» et les faits dont elle prétend rendre compte (les prisonniers de guerre ne sont-ils pas nés hommes libres et devenus esclaves par un fait humain et social ?). Qu'à nos yeux Aristote ne se désolidarise pas assez nettement de l'esclavagisme est une chose.

Là encore, gardons-nous des anachronismes, qui placent nos indignations en porte-à-faux : les esclaves antiques n'étaient pas traités - loin s'en faut - comme les esclaves noirs des plantations de coton.

Mais là n'est peut-être pas l'essentiel.

Ce qui est remarquable dans le propos d'A ristote, c'est la manifestation des effets démystificateurs et critiques que produit l'exigence réflexive (philosophique), dès lors qu'elle s'introduit dans l'étude d'un problème social (l'esclavage).

La mise en évidence des contradictions d'une conception est, chez Aristote, effectuée explicitement.

La «justification» reste-t-elle encore une justification - avec les effets mystificateurs que comporte une telle entreprise - dès lors qu'elle se problématise elle-même grâce à l'exigence philosophique ?. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles