La perception est-elle déjà une science ?
Extrait du document
«
Termes du sujet:
SCIENCE : Ensemble des connaissances portant sur le donné, permettant la prévision et l'action efficace.
Corps
de connaissances constituées, articulées par déduction logique et susceptibles d'être vérifiées par l'expérience.
Perception: Du latin percipere, saisir par les sens, recueillir, comprendre.
Faculté par laquelle le moi se forme, à
partir de ses sensations, une représentation unifiée des objets extérieurs à lui.
A en croire la science, nous disposons, en nos facultés sensorielles, d'un savoir remarquable, et nous sommes par
elles naturellement savants (pour viser un objet, en reconnaître la forme, etc.).
Cependant, il y a illusion lorsque les
propriétés physiques des stimuli n'entrent pas en correspondance exacte avec notre réponse perceptive.
Ainsi,
comme « la conscience ne perçoit pas directement les corps à l'endroit des corps eux-mêmes, elle ne peut arriver à
leur connaissance que par une inférence », c'est-à-dire par un raisonnement, dont la logique resterait inconsciente
(Helmholtz, Les nouveaux progrès dans la théorie du voir, 1868).
La perception est-elle pour autant une science
(une sorte de géométrie naturelle) ?
La perception est le premier degré de la connaissance.
• L'acte de percevoir a la fonction de nous fournir des objets ; son critère
est l'objectivité.
Descartes, dans la fameuse description du morceau de cire,
montre comment celui-ci se transforme à l'approche de la chaleur du feu
(l'odeur devient plus insistante, les contours moins fermes) sans que nous
cessions de le désigner par le même nom : la « même » cire demeure après
ces changements.
« Sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit,
n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais
été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de
l'esprit » qui, d'imparfaite et confuse, peut devenir claire et distincte, à la
mesure de l'attention qu'on lui porte (Méditations métaphysiques, II).
C'est
plutôt un effet de notre « puissance de juger » que de nos sens.
Aussi faut-il
distinguer dans le sens trois « degrés » (Réponses aux Sixièmes Objections,
9) : l'effet sur le corps des mouvements extérieurs qui le frappent ; ce qui en
résulte dans l'esprit (douleur, faim, couleur, son, etc.) du fait qu'il est « uni à
l'organe corporel » ; et le jugement par lequel « je détermine quelque chose
touchant la grandeur, la figure et la distance » d'un objet.
Quand nous disons
que nous percevons un objet, en fait nous en jugeons promptement, sans
nous apercevoir de l'intervention de la raison.
Celle-ci devient patente au
contraire lorsque nous devons corriger l'illusion d'un sens (un bâton qui,
plongé à moitié dans l'eau, nous paraît brisé) : car c'est par « raison » que
nous nous fions alors plutôt à notre toucher qu'à notre vue.
Le principe « empiriste » affirme au contraire que nous n'avons pas d'idées qui
ne nous viennent des sens.
Les idées d'étendue, de figure, de lieu, de mouvement, de repos, ne sauraient être des
idées innées, mais naissent des premières perceptions (Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, Éd.
Galilée, I, 2, 9).
C'est aux sensations elles-mêmes qu'il faut rapporter : « 1 / La perception que nous éprouvons.
2 /
Le rapport que nous en faisons à quelque chose hors de nous.
3 / Le jugement que ce que nous rapportons aux
choses leur appartient en effet.
» L'expérience croît à mesure que l'attention, la mémoire, la comparaison et le
jugement portent cette connaissance initiale à des degrés de complexité supérieurs.
« Que je songe à un beau
visage, les yeux ou d'autres traits, qui m'auront le plus frappé, s'offriront d'abord ; et ce sera relativement à ces
premiers traits que les autres viendront prendre place dans mon imagination» (ibid., II, 2, 22).
La perception du plus
régulier ouvre la voie à la perception du plus dissymétrique, le familier sera plus aisément reçu que le nouveau, etc.
Et si nous faisions l'hypothèse d'une statue « organisée intérieurement comme nous », mais privée de toute espèce
d'idées ; si ses facultés devaient être bornées à l'odorat ? Alors, elle serait « odeur de rose, d'oeillet, de jasmin, de
violette », selon les objets qui agiraient d'abord sur son organe.
Mais peu à peu nous lui verrions acquérir, à partir
de cette seule sensation, « toutes les facultés de l'âme » (Traité des Sensations, I, 6).
• Le cas des aveugles opérés de la cataracte et sauvés de leur handicap (par ex., par les chirurgiens Cheselden
en 1728 et Daviel en 1745) permettrait-il de trancher entre ces thèses ? Locke énonce ainsi le problème que lui
avait légué le mathématicien Molyneux (1656-1698) : « Supposez un aveugle de naissance qui soit présentement un
homme fait, auquel on ait appris à distinguer par l'attouchement un cube et un globe de même métal, et à peu près
de la même grosseur, en sorte que lorsqu'il touche l'un ou l'autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe.
Supposez que, le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue : on demande si,
en les voyant sans les toucher, il pourrait les discerner, et dire quel est le globe et quel est le cube » (Essai..., II, 9,
8).
La réponse de Locke est négative : les sensations visuelles de l'opéré seront de pures taches, elles ne le
rendront pas immédiatement géomètre.
On traque, par une telle expérience, ce qu'on pourrait appeler une vision
pure, une perception qui se prononcerait d'elle-même sans avoir été instruite d'avance ; il faut, en parlant à
l'aveugle, tenir compte de sa culture, éviter les mots scientifiques eux-mêmes (la « sphère », le « cube »), se
garder de l'influencer, préserver la neutralité des procédures expérimentales.
Or, cela est impossible, dit Leibniz, en
1703 (Nouveaux Essais, II, 9) ; cependant, si l'on accorde un peu de temps de réflexion à l'opéré, et si on le
prévient qu'il ne s'agit que de discerner deux figures, il saura aussi bien les discerner par la vue après les avoir.
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