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LA PASSION ÉLOIGNE-T-ELLE DE LA RÉALITÉ ?

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« Si la passion est volontiers exaltée — de Tristan et Yseult au surréalisme — par la tradition littéraire et poétique, elle est en général considérée avec suspicion par la philosophie — et ce depuis Platon lui-même. Faut-il admettre que cette méfiance est justifiée parce que la passion éloigne sa «victime» de la réalité? Ne peut-on au contraire soutenir qu'elle est l'attitude qui donne à cette même «réalité» sa véritable saveur? On peut ramener les reproches faits à la passion à deux rubriques principales : 1) la passion corrompt l'intelligence en l'utilisant à son profit: elle la dévoie de son chemin habituel pour la mettre au service de buts illusoires; 2) la passion implique une aliénation du sujet à son objet (c'est l'opposition classique de la passivité à l'activité): elle détermine méconnaissance, «monoidéisme» et aveuglement. Ainsi, la passion aurait pour effets de nous empêcher de percevoir la réalité pour ce qu'elle est et, en même temps, d'interdire l'usage de la raison qui autorise l'approche lucide de cette dernière. A de tels arguments, le passionné reste évidemment sourd, puisqu'il ne vit plus dans le monde de l'argumentation et de la rationalité, mais s'exalte dans l'univers de l'idéalisation, de la rencontre inattendue, du court-circuit miraculeux.

Ainsi que l'affirme Denis de Rougemont : « l'homme de la passion est justement celui qui choisit d'être dans son tort, aux yeux du monde ». Si le passionné lui-même fait un tel choix, il semble clair que sa passion l'éloigne de la réalité.

Pire : elle lui fait perdre le sens des réalités les plus élémentaires.

Le joueur n'est-il pas condamné à la ruine? Ainsi se vengerait finalement la réalité — mais le passionné ne veut rien entendre de telles leçons : il s'imagine toujours qu'elles ne le concernent pas. L'histoire est cependant riche en individus qui, loin d'avoir perdu tout contact avec la réalité, en ont donné des interprétations neuves — qu'il s'agisse de Gauguin ou de Marie Curie. Que serait un artiste sans passion? Sans la confiance, en effet déraisonnable pour tout esprit calme, qu'il se fait pour trouver une nouvelle version du monde.

Et que pourrait découvrir un savant s'il n'était pas animé par une authentique passion de la découverte qui lui permet de supporter les impasses temporaires et les échecs, la lenteur de sa démarche, les objections de ses collègues, etc. On peut remarquer que cette autre figure du passionné (artiste, chercheur, «génie ») s'affirme après le romantisme, après que Fichte a défini l'amour, mais semble-t-il, toute passion, comme « désir de quelque chose d'inconnu».

On admet alors que la passion n'éloigne dans un premier temps du quotidien et de ses contraintes que pour mieux ensuite le retrouver, en le complétant ou le magnifiant du même mouvement.

On s'habitue dès lors à répéter après Hegel que «rien de grand ne s'est fait sans passion », en simplifiant volontiers sa pensée. Pour Hegel en effet, la passion est le nécessaire ressort subjectif — apparemment égoïste — qui entraîne l'homme à accomplir sans le savoir les buts de l'Esprit du Monde.

Ce dernier étant pure Raison, il est clair que sa froideur ou sécheresse ne pourrait entraîner l'humain vers des réalisations remarquables.

Aussi la passion en devient-elle l'agent involontaire, animant les hommes pour qu'ils agissent de manière excessive : subjectivement satisfaits (puisqu'ils comblent par exemple leur goût de la conquête ou leur désir de gloire), ils font avancer l'histoire dans le sens final de la Rationalité.

La passion n'est ainsi dans l'homme que l'écho d'une « ruse de la Raison ».

Et comme cette dernière se réalise progressivement, il devient difficile d'affirmer encore que la passion éloigne du réel : elle participe au contraire à ses transformations. Rien n'oblige à suivre Hegel, et à considérer que le réel et rationnel sont à peu près synonymes.

Mais rien n'oblige davantage à considérer que la réalité, par définition, ne peut être ou devenir passionnante. Affirmer que la passion éloigne de la réalité, n'est-ce pas supposer que celle-ci est nécessairement terne, puisque hétérogène à la passion? La réalité est en effet terne lorsqu'elle est synonyme de régularité, d'emploi du temps monotone, de conduites «raisonnablement» timides ou timorées.

Mais l'effet de la passion n'est-il pas précisément de la montrer sous un nouvel aspect, d'en faire affleurer un envers secret, d'y répandre une lumière inattendue, capable d'en révéler des visages insoupçonnés? La passion, affirme Alquié, est recherche d'éternité. Dans « le Désir d'éternité » (1943), Alquié distingue précisément la passion passive et la passion active : 1 — La passion passive est caractérisée par le refus du temps.

Le passionné est l'homme qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie.

« Pour l'ivrogne, l'essentiel est de boire sur-le-champ, pour l'amoureux de retrouver sa belle au plus tôt, pour le joueur de courir au casino.

Mais demain, voici l'amoureux au désespoir, l'ivrogne malade, le joueur ruiné.

Ils ont sacrifié leur bonheur aux sollicitations immédiates, ils n'ont pas su se penser avec vérité dans le futur ».

Cette négation du temps comme avenir est ce que Alquié appelle « le désir d'éternité ».

Or c'est du passé que le présent tient sa puissance de fascination, dans cette forme de passion. Elle est égocentrisme et résurgence du passé.

Le passionné aime dans l'objet de sa passion le symbole de son passé : l'avarice a souvent pour cause une crainte infantile de mourir de faim, l'amoureux projette sur la femme qu'il aime l'image du visage qui se penchait sur son berceau etc.

De là cette « joie d'enfant » du passionné adorant l'objet passionnel.

Étant refus du temps, la passion passive est vouée à l'inefficacité. 2 — La passion active est unité de l'esprit et volonté réalisatrice.

Elle retrouve le sens du futur comme lieu de son action, elle est autonomie du sujet.

Par exemple, loin d'être infantile, possessif et cruel comme l'amourpassion, l'amour-action sera oubli de soi, effort pour assurer l'avenir des êtres aimés, charité. — La différence nettement établie enfin entre les deux genres de passions est inséparable, comme on le voit, du plan moral.

Au fond la différence est surtout entre l'égoïsme des unes et l'altruisme des autres.

L'ambition est pensée du futur et sera pourtant rangée dans les passions passives, mais si cette ambition prend la forme de la passion de la science, elle risque d'être rangée dans les passions actives.

La vraie différence est bien,. »

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