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La moquerie peut-elle se justifier ?

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cit., « Des grands », §53). Or, le mépris n?est-il pas, comme l?affirmait Albert Camus (dans les Inactuelles) « la plus grande faute en politique » ? Montesquieu recommande ainsi au monarque de s?abstenir de railler le peuple (in De l?esprit des lois, t. 1, livre II, chap. XXVIII, « Des égards que le monarque doit à leurs sujets).   Deuxième partie   Ne doit-on pas changer de perspective si l?on veut pouvoir justifier la moquerie dans certains cas, et considérer plus attentivement les motifs qui ont conduit les moralistes à cette condamnation quasi-unanime ?   - D?abord, si la raillerie a été autant condamnée, n?est-ce pas parce qu?elle attente au principe d?honneur qui fonde la hiérarchie sociale, en particulier dans les régimes aristocratiques ? La moquerie joue ainsi un rôle distinct selon la perspective adoptée : exercée du haut vers le bas, elle confirme la prééminence sociale et consolide les relations de domination, tandis qu?adressée du bas vers le haut, elle remet en cause l?ordre social. Appelons « raillerie » celle-ci et « moquerie » celle-là : on dira alors que l?une est une affection aristocratique, tandis que l?autre est au contraire une affection démocratique, liée à la liberté de pensée et d?expression.

« Les moralistes du XVIIe siècle n'ont cessé de stigmatiser la moquerie, décrite comme un vice de la nature humaine, qui suscite la haine et la colère de ceux qui en sont la cible.

Pour La Bruyère, c'est « le langage du mépris » et « de toutes les injures celle qui se pardonne le moins » (Les Caractères, « De l'homme », §78).

Comment justifier ce qui provoque la mésentente entre les hommes, d'autant plus que l'hostilité verbale peut parfois être le prélude à des actes d'agression physique ? Mais la moquerie n'est-elle pas aussi, à l'inverse, un joyeux outil de libération pacifique ? Première partie - La moquerie suscite la colère parce qu'elle atteint l'amour-propre (La Bruyère, ibid.) et parce qu'elle s'attaque à l'honneur de la personne.

Aristote distingue ainsi trois sortes (ou degrés) de dépréciation : le mépris, la brimade et l'outrage ( hubris – terme qui désigne aussi chez les Grecs celui qui se moque des dieux), qui tous se caractérisent par le fait que celui qui raille autrui n'en tire aucun bénéfice personnel, manifestant simplement sa supériorité (puisqu'il ne craint pas le sujet de ses moqueries) (Aristote, Rhétorique, livre II, chap.

2). - Témoignant d'une forme de mépris de la part de celui qui se croit supérieur (ainsi, chez Aristote, les jeunes et les riches), la raillerie, exercée jour après jour, peut consolider les relations de domination (cf.

Olivier Le Cour Grandmaison, Haine(s), philosophie et politique, PUF, 2002, p.

186).

Loin d'être inoffensive, la moquerie prend part dans un dispositif social et politique et revêt un aspect de violence symbolique, qui peut culminer dans la violence physique (raillerie des nobles envers les « ignobles », des écoliers envers un bouc-émissaire, voire « blagues » racistes).

C'est ainsi que Spinoza définit la dérision et affirme : « En tant que nous méprisons la chose que nous haïssons, nous nions d'elle l'existence » (Spinoza, Ethique, III, définition XI, explication).

Cette haine peut en retour provoquer des réactions violentes (duels, Caligula assassiné par un de ses gardes du corps – selon Sénèque –, tuerie de Virginia Tech aux Etats-Unis, etc.). - Comment justifier la moquerie si ce n'est en adoptant un point de vue aristocratique qui considère les autres comme objets légitimes de ses propres sarcasmes ? On se permettra alors ce que l'on refuse aux autres… De La Bruyère à Péguy (cf.

citation dans Le Petit Robert, article « sarcasme »), la condamnation morale est unanime.

La Bruyère rappelle à bon droit que les us de la cour et de la ville ne diffèrent pas tant, et que les grands ne sont pas tels qu'ils se figurent : « tous méprisent le peuple, et ils sont peuple » (op.cit., « Des grands », §53).

Or, le mépris n'est-il pas, comme l'affirmait Albert Camus (dans les Inactuelles) « la plus grande faute en politique » ? Montesquieu recommande ainsi au monarque de s'abstenir de railler le peuple (in De l'esprit des lois, t.

1, livre II, chap. XXVIII, « Des égards que le monarque doit à leurs sujets). Deuxième partie Ne doit-on pas changer de perspective si l'on veut pouvoir justifier la moquerie dans certains cas, et considérer plus attentivement les motifs qui ont conduit les moralistes à cette condamnation quasi-unanime ? - D'abord, si la raillerie a été autant condamnée, n'est-ce pas parce qu'elle attente au principe d'honneur qui fonde la hiérarchie sociale, en particulier dans les régimes aristocratiques ? La moquerie joue ainsi un rôle distinct selon la perspective adoptée : exercée du haut vers le bas, elle confirme la prééminence sociale et consolide les relations de domination, tandis qu'adressée du bas vers le haut, elle remet en cause l'ordre social.

Appelons « raillerie » celle-ci et « moquerie » celle-là : on dira alors que l'une est une affection aristocratique, tandis que l'autre est au contraire une affection démocratique, liée à la liberté de pensée et d'expression. - Dans la mesure où la moquerie provoque le rire, la réhabilitation de l'une passe par l'autre.

Or, les moralistes et les théologiens ont trop souvent condamné celui-là (cf.

Le Nom de la rose, Rabelais, etc.) Pour Spinoza, si la dérision reste liée au mépris et donc à la haine, c'est d'abord et avant tout une Joie, certes fragile (op.cit.).

Le rire qui accompagne la moquerie indique cette joie, et d'ailleurs, selon Spinoza, ce sont d'abord les moralistes et les théologiens qui ont « raillé » et « méprisé » la nature humaine en la considérant comme vicieuse (cf.

introduction à partie III de l'Ethique). - Le rire, la satire, la caricature, et toutes les formes similaires de moquerie se révèlent ainsi libératrices et salutaires pour la démocratie.

Pour Hannah Arendt, « le rire est » pour l'autorité « la menace la plus redoutable » : il montre que les dominés ne craignent plus les dominants, les désarmant ainsi par le seul usage de la parole (ou du dessin) (Arendt, « Sur la violence », in Du mensonge à la violence, Presses Pocket, 1989, p.146).

Cette réhabilitation de la moquerie peut aussi se réclamer d'Aristote, qui recommandait de « détruire le sérieux des adversaires par le rire » (in Rhétorique, livre III, chap.

18, 1419b) et soulignait, contre la condamnation unilatérale par Platon de la rhétorique, la valeur de celle-ci en ce qu'elle faisait appel au logos, ce qui la distinguait ainsi de la violence physique en la rapprochant de ce qui constitue le propre de l'humanité (op.cit., livre I, 1, 1355b).

Nietzsche fera d'ailleurs un généreux usage de la moquerie, ne se privant pas de railler les moralistes et les philosophes, en premiers lieux desquels Kant et son impératif catégorique, ce « renard » qui a brisé les barreaux de la cage mais qui y est retourné (Gai savoir, IV, §335)… Conclusion Malgré sa condamnation quasi-unanime par les moralistes, la moquerie semble ainsi se justifier dans certains cas, bien qu'elle demeure, selon Spinoza, une forme de joie fragile car teintée de mépris et de haine.

La Rhétorique d'Aristote la considère ainsi dans toute sa complexité, évitant de la considérer comme l'affection des barbares ou le propre d'une nature humaine vicieuse : si la moquerie provoque la colère, Aristote se démarque des condamnations judéo-chrétiennes de celle-là comme de celle-ci.

La moquerie est en effet un moyen puissant de rhétorique, et sa valeur dépendra alors d'abord de la fin visée par le rhéteur (bonne ou mauvaise : de même, la dialectique sera utilisée à bon escient par l'homme vertueux et à de mauvaises fins par le sophiste).

En outre, si les Modernes sont plus sensibles à la dimension indéniable de violence symbolique propre à la moquerie, qui peut culminer dans des actes de violence physique (soit de la part du moqueur, soit de celle de la cible des moqueries), Aristote souligne au contraire l'aspect discursif de la moquerie et du rire, phénomènes sociaux propres au logos humain.

En ce sens, la moquerie peut être, en politique, aussi bien un moyen d'action et de résistance pacifique qu'un moyen violent de domination.. »

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