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La fuite du temps est-elle toujours un malheur ?

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« De façon spontanée nous avons tendance à nous rapporter au temps comme à un capital, une réserve qu'il nous faut organiser, ménager, d e m a n i è r e à e n tirer le meilleur profit.

Le temps ne fait pas alternative avec sa propre fuite mais se confond bien plutôt avec elle.

La possibilité de retenir le temps tient bien plus de l'utopie que de la science, la perte du temps paraît bien irréversible.

En quoi la fuite du temps serait-elle autre chose qu'un malheur pour chacun ? Nous verrons que répondre à une telle question nous engagera à l'examen critique de la représentation que le sens commun se fait du temps. I- La fuite du temps est nécessairement un malheur. L'idée d'une fuite du temps est déjà toute en négativité, avant même que l'on en fasse quelque interprétation.

Le temps est vécu comme l'objet d'une perte, la jeunesse, la santé, les occasions, l'enthousiasme, se perdent avec le passage du temps.

L'image de la fuite du temps renvoie à la fuite d'un objet physique, la fuite d'un liquide par exemple ; fuir, pour un liquide comme pour le temps, c'est se perdre, se disséminer, bref, c'est venir à manquer. Or, comme nous l'avons annoncé il apparaît que le temps n'est pas autre chose que sa propre fuite, le passage du temps signifie le passage dans le néant des objets et qualités que le temps emporte avec lui.

Malgré sa nature spirituelle le temps est donc assimilé sans la moindre hésitation à un objet physique dont on pourrait mesurer la quantité.

L'homme ne s'interroge pas tant sur le temps qu'il ne le vit comme un bien, un capital à gérer.

On dit du temps qu'il se perd ou se gagne, il est traité comme un objet. Autrement dit le temps vécu est toujours un temps mathématique, un temps qui est compté, la formule « le temps c'est de l'argent » exprime au fond la valeur que nous accordons spontanément au temps, et qui n'est donc pas essentiellement différente que celle de tout autres choses, c'est-à-dire une valeur monnayable et donc quantifiable.

Les effets du temps sont visibles, le passage du temps s'il est en soi invisible, laisse ses traces dans l'espace, sur les visages, les corps, les constructions humaines. II-Retenir le temps ou ne pas en vivre la fuite comme un malheur ? Le philosophe Ruyer remarquait que les utopies humaines portent tout autant sur une maîtrise de l'espace (conquérir d'autres planètes par exemple) que sur une maîtrise absolue du temps (pouvoir voyager dans le temps, rajeunir, arrêter ou rallonger le temps). Retenir le temps n'est-ce pas encore le seul moyen d'en atténuer la fuite ? C'est à la mémoire que revient la tâche d'une telle rétention. La représentation du temps comme étant l'objet d'une perte et celle de la mémoire comme correspondant à la possibilité de suspendre le cour du temps ne sont que les deux faces d'un même rapport au temps. Dans La poétique de l'espace Bachelard remarque que c'est par un certain rapport à l'espace que nous pouvons espérer retenir quelque chose du temps.

Il écrit page 27 « Dans ses milles alvéoles l'espace tient du temps comprimé. L'espace sert à ça.

», quelque chose du passé se conserve donc dans les lieux, les plis, les recoins de l'espace.

C e peut être par e x e mp le une atmosphère ; notre mémoire des faits est tout autant le souvenir des endroits où ceux-ci se sont déroulés.

Mais il est évident qu'au-delà de sa mémoire et de sa sensibilité, les moyens pour retenir le temps font redoutablement défaut à l'homme.

La fuite du temps demeure irrémédiable.

Les artifices déployés par la science sont généralement vains, on peut penser par exemple à la chirurgie esthétique. Malgré tout il demeure possible d e tirer quelque avantage d e la fuite du temps, s a n s s e préoccuper aucunement de devoir le retenir.

En tant que l'on se représente l'oubli comme un évènement positif, libérateur, on voit que la fuite du temps en est un corrélat nécessaire.

Au début de la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale Nietzsche remarque que les hommes incapables d'oublier sont ceux qui n'ont de cesse de ressasser le passé, s'empêchant par là même d'agir.

D'une manière générale la fuite du temps revêt un tour positif dès lors qu'elle correspond à la possibilité d'une maturation ou d'une libération. III-Le temps n'est pas un objet physique. Or, une réponse complète à la question posée exige que l'on en examine les présupposés.

Ceuxci ne sont pas minces, et consistent d'une façon générale à traiter le temps comme un objet physique quantifiable.

Le temps ne peut-être l'objet d'une perte que si l'on se méprend sur sa nature.

Comme Bergson l'a remarquablement mis en évidence tout au long de son œuvre le temps véritable ne saurait être un temps spatialisé, mesurable, bref un temps linéaire qu'il ne s'agit que de parcourir et dont le passage est vécu comme une fuite. Dans L'essai sur les données immédiates de la conscience Bergson distingue la durée, qui est le seul temps véritable, de l'espace, en ce que la première est une multiplicité qualitative et hétérogène tandis que le second est une multiplicité quantitative et homogène.

Le premier couple signifie que les moments de la durée sont toujours autres les uns par rapport a u x autres, le second signifie qu'à l'inverse les parties d e l'espace sont toutes équivalentes.

Autrement dit ce n'est que par un geste très abstrait, en traitant la durée comme un objet de l'espace, que l'on peut s'autoriser, à tort, de voir le temps comme un objet physique.

En réalité le temps se définit par la qualité de ses moments et non par leur longueur. La conception bergsonienne du temps permet de se défaire du modèle véhiculé par le sens commun et selon lequel le temps n'est au fond qu'un lieu de parcours, comprenant telle et telle étape à accomplir.

D'après une telle représentation, vivre dans le temps c'est donc le perdre, le consumer ; représentation que l'on annule en comprenant que le temps est une succession de qualités et non u n e addition d e quantités.

Si l'on adopte la vision bergsonienne on voit que vivre dans le temps c'est faire l'épreuve de la nouveauté et de l'inattendu, en tant qu'il ne peut être confondu avec l'espace, le temps réel ne saurait se laisser prévoir, vivre dans le temps ce n'est plus dès lors perdre quelque chose.

Cela exige un effort d e la part du sujet, par e x e m ple la capacité d e s e rapporter à l'avenir s a n s avoir l'impression que tout est écrit d'avance et qu'il ne s'agit plus que de parcourir des étapes prédéfinies. Conclusion : Moins qu'à la recherche d'avantages procédant d e la fuite du temps c'est à la critique d e la représentation d'un temps spatialisé qu'il faut s'adonner.

Le temps n'est perdu que pour celui qui ne voit dans le temps qu'un capital mesurable, et qui comprend le passage du temps comme une fuite.

Or, si l'on voit que le passage du temps est u n e succession d e qualités toujours nouvelles, on comprend que le passage du temps correspond bien plutôt à la production d e créations qu'à la nécessité d'une perte.

Le temps des horloges est un temps spatialisé, marqué par le souci d'organiser et d'épargner le temps, il ne traduit pas la relativité du temps réel, c'est-à-dire l'hétérogénéité de ses moments.

Dès lors que l'on ne se représente plus le temps comme un objet il ne peut être l'objet d'une perte.. »

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