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La fin de l'éthique est-elle le bonheur terrestre ?

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« La fin de l'éthique c'est le bonheur Il va de soi, pour un Grec du IVe siècle avant J.-C, que le but que nous poursuivons tous dans la vie, c'est le bonheur.

C'est sur un éloge du bonheur que s'ouvre, sans autre préambule, l'Éthique à Eudème: «Celui qui a fait graver l'inscription du temple de Léto sépare des choses qui, à ses yeux, ne sauraient se trouver toutes à la fois chez un seul homme: le bien, le beau et le plaisant.

(...) Pour nous, nous ne saurions tomber d'accord avec lui; car le bonheur, qui est suprême beauté et bien le plus précieux, est aussi suprême plaisir.» Pour Aristote, le bonheur est la fin suprême, au-delà de laquelle on ne saurait penser d'autres fins.

Il a donc une valeur de bien en soi.

Mais il ne réside ni dans la recherche effrénée de plaisirs, ni dans la bonne fortune (la chance), mais dans l'activité raisonnable et maîtrisée qui prend comme fin l'accomplissement plénier de soi-même en accord avec la vertu.

La plupart des hommes ne pouvant mener une vie conforme à la vertu intellectuelle de la sagesse et atteindre ainsi dans la vie contemplative le Souverain Bien, doivent agir selon la vertu de prudence (« phronésis »), en évitant les deux extrêmes de la démesure et de l'inertie.

Il s'agit donc de discerner dans chaque situation où est le juste milieu (médiété) de manière à combiner harmonieusement le souhaitable et le possible.

Le juste milieu doit se rechercher aussi bien pour les états affectifs ou passions (ainsi le courage est le juste milieu de la témérité et de la peur) que pour les actions (ainsi la libéralité est le juste milieu de la prodigalité et de la parcimonie). Une telle sagesse pratique unit étroitement l'aspiration au bonheur et la vertu.

Prendre comme fin suprême une amélioration de soi, viser des actions les meilleures possibles, n'exige pas le renoncement à tous les plaisirs. A première vue, l'existence d'un objet suprêmement désirable qui serait la cause finale des activités humaines ne fait pas de doute.

Tous les hommes désirent être heureux , constate Aristote dans l' « Ethique à Micomaque ».

Le bonheur constitue le souverain bien, car il est recherché comme une fin absolue et non relative.

Chaque activité particulière tend vers quelque bien : la médecine vers la santé, l'art militaire vers la victoire, l'art financier vers la richesse.

Ces biens, cependant, ne sont pas poursuivis pour eux-mêmes, mais seulement comme des moyens en vue d'une fin plus haute qui est le bonheur.

Toutes les fins particulières se subordonnent à cette fin suprême unique qui n'est plus un moyen en vue d'une fin ultérieure, mais qui est recherché en elle-même et pour elle-même.

Nous désirons être heureux pour être heureux. Toutefois, constate Aristote, s'il y a convergence sur le nom de ce bien suprêmement désirable, il y a divergence concernant sa nature.

Quel est cet objet mystérieux qui appelle tous nos voeux ? Le stagirite recense les objets possibles et définit sur cette base trois grands types de vie : la vie de jouissance, plus particulièrement propre à la foule, la vie politique, à laquelle aspirent surtout les gens cultivés soucieux de l'honneur, et la vie contemplative prisée par les sages Il examine d'abord la vie de jouissance et s'interroge sur la question de savoir si le désir tend au plaisir comme à sa fin ultime.

Aristote ne rejette pas l'hédonisme, car il concède que toute activité sensible ou intelligible s'accompagne de plaisir lorsqu'elle s'exerce dans des conditions favorables, mais il ne saurait consentir à l'assimiler au bien suprême pour plusieurs raisons.

La foule qui aspire à une vie de jouissance ne vise pas les plaisirs raffinés de l'intellect, mais les débauches grossières et les ripailles d'un Sardanapale.

Or, chaque être vivant a une « hexis », une vertu propre, et l'excellence pour chacun consiste à remplir au mieux la fonction qui convient à sa nature.

Une vie de plaisir revient à développer et à porter à son degré maximal la partie sensitive ne nous distingue en rien des bêtes qui éprouvent comme nous des sensations de plaisir et de peine.

Grossière et partielle, la satisfaction hédoniste ne saurait convenir à un animal raisonnable. Le plaisir, par ailleurs, n'est jamais la fin dernière de nos activités, mais une fin surajoutée qui les couronne lorsqu'elles sont menées à bien.

Ainsi l'acte de voir, lorsqu'il unit une vue parfaite et un objet parfait, produit une jouissance esthétique.

Mais l'acte pourrait se réaliser sans plaisir, car la but de la vision est la perception de l'objet.

Le plaisir n'est donc pas la cause finale de l'acte, mais il résulte d'une bonne adaptation de la faculté à son objet.

Il apparaît donc comme un luxe, une fin qui s'ajoute à l'acte, qui le perfectionne et le rend plus désirable.

« Le plaisir achève l'acte non pas comme le ferait une disposition immanente au sujet, mais comme une sorte de fin survenue par surcroît, de même qu'aux hommes dans la force de l'âge vient s'ajouter la fleur de la jeunesse.

» Le plaisir est une sorte de surplus gracieux qui parachève le but. Outre les raisons développées par le stagirite, il faut remarquer que le plaisir ne peut constituer le suprême désirable en vertu de sa nature ponctuelle et éphémère.

L'homme après le coït est un animal triste, disent les théologiens.

Sans vouloir réduire comme Pascal la besogne à un éternuement, il faut reconnaître que le chatouillement du plaisir sensuel est locale et fugace...

Il comporte des risques d'aliénation dans la mesure où une partie du corps peut devenir centre de tout et se développer au détriment des autres. L'idéal timocratique, en revanche, paraît plus relevé dans la mesure où il convient davantage à cet animal politique qu'est l'homme.

L'honneur est le nerf de l'activité politique et s'avère le bien prisé par les gens cultivés soucieux des affaires de la cité.

Néanmoins, Aristote confesse que « l'honneur apparaît une chose trop superficielle pour être recherchée » (I,3) Il est en effet bien fragile et périssable dans la mesure où il met l'homme à la merci de l'opinion inconstante de la foule qui adore aujourd'hui ce qu'elle brûlera demain.

Un bien qui ne dépend pas de nous et qui peut être ravi selon les caprices de la fortune n'est pas un bien véritable. L'objet véritable du désir serait-il alors théorétique ? C'est ce que prétendent les amis de la sagesse qui, à l'instar de Platon, voient dans la contemplation des idées du monde intelligible la source d'une félicité sans pareille et sans réserve.

La vision de l'idée du bien comble l'âme dans la mesure où l'homme atteint le principe de toute chose et ne saurait par définition aspirer à un au-delà.

Quoiqu'il récuse l'existence d'un monde intelligible dont la monde sensible serait la copie dégradée, Aristote souscrit à l'idée platonicienne selon laquelle la contemplation est la fin suprême de l'existence humaine.

Les hommes désirent la sagesse, car elle constitue ce qu'il y a de plus excellent.

C'est pourquoi seule la philosophie est à même de satisfaire les désirs humains et de procurer la vie heureuse.

L'objet de nos voeux demeure néanmoins énigmatique, car que faut-il entendre par « sagesse » ? Aristote la définit plus précisément au chapitre VII de l' « Ethique à Nicomaque » : « La sagesse sera la plus achevée des formes du savoir.

Le sage doit donc non seulement connaître les conclusions découlant des principes, mais encore posséder la vérité sur les principes eux-mêmes.

La sagesse sera ainsi à la fois raison intuitive et science, science munie en quelque sorte d'une tête et portant sur les réalités les plus hautes ».

La sagesse ne s'identifie pas à la science qui, au fond, manque de tête.

En effet, la science pour Aristote est un ensemble de connaissances destinées à expliquer les phénomènes en les rattachant à leurs causes et fondées sur des démonstrations.

Or, une démonstration consiste à tirer des conclusions à partir de principes admis et indémontrables.

Elle est imparfaite, car elle repose sur des principes dont on ne rend pas raison. La philosophie, elle, s'attache aux fondements des principes et s'efforce de contempler les causes premières.

Elle sera donc science, car elle s'appuie elle aussi sur des démonstrations, et raison intuitive, car elle les asseoit sur l'intuition des principes.

Elle ne se contente pas de l'hypothétique, mais veut l'anhypothétique.

Les autres sciences sont des corps sans tête, car les fondements ne sont pas solidement posés, mais présupposé.

La philosophie est la science maîtresse, car sur le corps qu'est la démonstration, elle posera la tête qui est l'intuition des principes.

En s'interrogeant sur les fondements, elle découvre que ce qui premier et commun à toutes les choses, c'est l'être.

Avant d'être ceci ou cela et de se spécifier, elles ont l'être.

C'est pourquoi la philosophie s'identifiera à la métaphysique, définie comme « science de l'être en tant qu'être ». Contrairement aux autres sciences qui n'étudient jamais l'être en tant qu'être, mais qui en prélèvent et en délimitent un aspect ou une partie pour en faire l'objet de leurs travaux, la philosophie s'intéresse à l'être en tant qu'être, à la nature de ses causes et de ses propriétés.

Elle est aussi appelée à déterminer l'existence d'un principe suprême, cause de l'être et de son mouvement.

Sa tâche essentielle consiste alors à élever l'intellect vers des objets d'une réalité supérieure à l'homme, à savoir les astres dont les révolutions constantes et régulières offrent un modèle de nécessité, pour le tourner enfin vers la contemplation du « premier moteur », Dieu, substance première. Il devient loisible à présent de comprendre pourquoi la sagesse est l'ultime objet de nos voeux.

La contemplation comble l'homme, car elle combine l'excellence du sujet et celle de l'objet connu.

Elle est la vertu de l'intellect, faculté la plus haute de l'homme, et s'attache à un objet parfait, Dieu, substance première.

Le premier moteur remplit toutes les exigences pour être un bien absolu.

Nul ne peut en être dépossédé, ni par un coup du sort, car il est éternel et nécessaire, ni par un mauvais coup d'autrui, car il est partageable et communicable sans dommage.

La satisfaction est totale, à la mesure de son objet.

Ainsi s'éclaire l'étonnante affirmation de la « Métaphysique » : « tous les hommes désirent naturellement savoir ». « Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques.

Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l'Univers.

Apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux).

Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire.

Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve: presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre.

Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger.

Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car elle seule est sa propre fin.

» Toutefois des obscurités demeurent.

Si la sagesse était l'objet du désir humain, tous les « bipèdes sans plumes » que nous sommes devraient être philosophes et mépriser les biens volatils.

Comment se fait-il que, le plus souvent, les hommes dédaignent le suprême désirable ou lui tournent le dos avec indifférence ? Doit-on en conclure qu'ils s'aveuglent sur leur véritable désir ou que le bien souverain n'a pas le pouvoir de les émouvoir ? Aristote est tout à fait conscient de la difficulté et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle il critique l'idée platonicienne d'un Bien en soi, principe transcendant et ultime objet de la contemplation.

Il constate qu'un tel bien est inaccessible à l'homme et ne lui est d'aucun secours pour réaliser ce qui est à sa portée.

Quel avantage, se demande-t-il, le tisserand ou le charpentier peut-il retirer de l'existence et de la contemplation d'un tel bien ? De l'avoir contemplé, deviendrait-on meilleur médecin ? Car ce n'est pas la santé en soi que le médecin vise, ni même celle d'homme en général, mais celle de tel individu déterminé.

Aristote sous-entend que nous désirons pas une chose parce qu'elle est bonne en soi.

Un bien qui n'est ni praticable ni accessible à l'homme ne peut être désiré.

Il se garde toutefois d'en conclure que le bien est relatif aux individus et à leurs aspirations, et reste en ce sens fidèle à Platon en affirmant l'existence d'un bien suprême et absolu qui est la fin de toutes nos activités.

Du même coup, toute son éthique va être déchirée par une tension interne inextricable.

D'un côté, il continue d'affirmer avec son maître que la contemplation est la plus haute destination de l'homme et admet avec lui une fin objective universelle qui détermine les hommes à agir.

De l'autre, il confesse que l'idéal théorétique est le privilège de la nature divine et qu'il est rarement accessible aux hommes.

« Une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine, car ce n'est pas en tant qu'homme qu'on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous.

» (« Ethique à Nicomaque » 1177b27).

Il balance entre un bien surhumain et un bien trop humain.

Cela se traduit chez lui par une oscillation entre l'idéal théorétique symbolisé par la sagesse et l'idéal pratique symbolisé par la « prudence ».

La « phronésis » est cette vertu intellectuelle qui est le propre des hommes capables de délibérer correctement sur ce qui leur est bon et avantageux, et d'ordonner leur savoir à la recherche de biens humains.

Le prudent est celui qui voit et prévoit ce qui lui est profitable.

Comme toute délibération implique la possibilité de choisir, la « phronésis » comporte toujours du contingent, car ce qui est nécessaire n'admet pas d'alternative.

Elle varie selon les individus et les circonstances, contrairement à une sagesse immuable et universelle.

La prudence est une vertu à caractère humain et, à ce titre, elle ne peut prétendre l'emporter sur une sagesse à caractère divin.

« Il est absurde en effet de penser que la prudence soit la forme la plus élevée de savoir, s'il est vrai que l'homme n'est pas ce qu'il y a de plus excellent dans le monde.

» (1141a20).

De par son aspect humain trop humain, la prudence ne saurait rivaliser avec la sagesse.

Elle serait toutefois la vertu par excellence de l'homme à défaut d'être l'excellence dans la vertu. L'homme se trouve ainsi pris dans le feu croisé d'une pluralité d'objets.

Que faut-il viser, la sagesse ou la « phronésis » ? Cruel dilemme, car désirer la sagesse, n'est-ce pas en définitive se condamner au désespoir ? Il n'est pas permis à tous d'être un Anaxagore ou un Thalès et d'acquérir un savoir divin, mais inutile à l'homme.

Désira-t-on alors la prudence ? Elle est ce qu'il y a de mieux, à défaut du bien absolu.

Elle apparaît néanmoins comme la solution de rechange, le médiocre compromis qui, à un être moyen propose un objectif moyen.

Le mieux n'est-il pas l'ennemi du bien ? Pour Aristote, le duel entre les deux types de sagesse doit faire place à un duo, car l'homme est un dieu par son intellect, mais aussi un animal politique qui doit vivre et agir dans la cité.

Le stagirite préconise donc un genre de vie mixte qui réconcilie la vie contemplative et la vie politique.

Mais, son souci de définir un bien à la portée de l'homme le conduit à pousser la synthèse jusqu'à réintégrer dans sa conception du souverain bien la vie de jouissance et le cortège des biens extérieurs.

Pour être sage, on n'en est pas moins homme et la contemplation ne saurait suffire à nous combler.

Loin d' Aristote l'idée que le sage puisse être heureux même dans le ventre du taureau de Phalaris.

Du même coup, le bonheur se trouve composé d'une multitude d'objets savamment hiérarchisés et dosés dont aucun finalement ne peut pleinement satisfaire l'homme, bien que le primat de la contemplation ne soit jamais remis en cause. Tout porte à croire que cette vie mixte est en réalité bâtarde dans la mesure où aucun objet n'est jamais vraiment « ça » comme le dirait Lacan.

Il faudrait bénéficier d'un heureux hasard pour que toutes les composantes du bonheur soient réunies et que le même homme soit sage, prudent, riche et honoré.

Le bonheur apparaît comme une lointaine chimère.

De là à penser avec Kant qu'il n'est qu'un idéal de l'imagination, il n'y a qu'un pas qu'Aristote ne franchit pas.

Il vous invite cependant à nous demander s'il existe véritablement un objet susceptible de satisfaire nos désirs.. »

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