La démarche expérimentale
Extrait du document
«
I.
Le point de départ est ici l'observation des faits.
Mais les faits qui font progresser la science ne sont pas des faits
quelconques : ce sont des faits-problèmes, ce que Bachelard appelait des « faits polémiques », à savoir des faits
nouvellement découverts, qui sont en contradiction avec le système du monde précédemment admis : les fontainiers de
Florence constatent que l'eau ne monte pas dans les pompes vides au delà de 10,33 m ( 1643 ), à une époque où tout le
monde pense que la nature a horreur du vide.
Lavoisier, ayant fait brûler un morceau de plomb, constate (octobre 1772)
que le résidu, le plomb calciné que l'on nommait alors la chaux de plomb, a augmenté de poids, à une époque où l'on croit
que tout métal est composé d'une chaux et de « phlogistique » et que la combustion libère le phlogistique; comment se
fait-il alors que cette chaux résiduelle soit plus lourde que le morceau de plomb initial ? Claude Bernard observe (1843)
que des lapins qu'on vient de lui apporter du marché ont une urine acide et claire alors que les herbivores ont
communément une urine trouble et alcaline.
Le Verrier constate (1846) que l'orbite décrit par la planète Uranus n'est pas
ce qu'il devrait être d'après les lois de Kepler et Newton en tenant compte de l'attraction exercée par les planètes voisines
connues : Jupiter et Saturne.
Dans toutes ces observations le fait se présente comme un écart, comme une différence,
comme une contradiction entre l'idée et le donné.
II.
Nous comprenons maintenant ce que peut être l'hypothèse.
Ce n'est pas une conjecture fortuite, c'est, dit Claude
Bernard, « une interprétation anticipée et rationnelle des phénomènes de la nature ».
L'hypothèse rétablit l'intelligibilité
harmonieuse que le fait polémique avait rompue.
Le savant ne répond pas directement et définitivement à la question «
pourquoi ? » par une proposition affirmative.
Mais il procède par le détour d'une question nouvelle.
Il demande (pour reprendre l'expression de Bachelard) « Pourquoi pas ? ».
L'hypothèse est une invention de l'intelligence
pour résoudre la contradiction posée par le fait-problème.
L'hypothèse est un effort
pour comprendre, autrement dit pour prendre ensemble tous les faits, pour les
systématiser (sun-istemi, en grec, signifie je pose ensemble).
Par exemple,
l'hypothèse de la pression atmosphérique permet de comprendre que l'eau monte
dans les pompes vides jusqu'à une hauteur de 10,33 m et qu'elle ne monte plus au
delà.
On saisit que la pression atmosphérique, avant d'être une expérience, est une
exigence et, comme disait Brunschvicg, « une invention qui est un acte rationnel ».
De même l'augmentation de poids du métal calciné devient intelligible dans
l'hypothèse de Lavoisier (brûler ce n'est plus perdre du phlogistique, mais tout au
contraire fixer de l'oxygène).
Claude Bernard, pour rendre intelligible le caractère
acide et clair de l'urine de ses lapins, suppose que, se trouvant à jeun, ces lapins «
vivant de leur propre sang » ont été dans une situation de carnivores.
De même, Le
Verrier fait l'hypothèse d'une planète encore inconnue dont la force d'attraction
expliquerait les « perturbations » d'Uranus.
Il calcule ce que devraient être la
masse, la distance de cette planète supposée qu'il appelle Neptune, pour que, dans
le cadre des lois de Newton, les mouvements d'Uranus deviennent intelligibles.
Faire
une hypothèse, c'est donc intégrer le fait dans un contexte de relations intelligibles
où le savant introduit des faits possibles.
L'hypothèse se présente comme un
possible inventé ayant pour fonction de rendre le réel intelligible.
III.
L'hypothèse n'a bien entendu de signification scientifique que si elle est
vérifiable.
Elle l'est parfois directement.
C'est ainsi que la planète possible de Le Verrier devient une planète réelle lorsque
le 23 Septembre 1846 l'astronome berlinois Gall l'aperçoit dans son télescope.
Mais souvent la vérification de l'hypothèse n'est possible que par la médiation d'une déduction.
Ainsi raisonne Pascal : si
vraiment c'est la pression atmosphérique qui explique que l'eau dans les pompes
vides ne monte qu'à 10.33 m (ou le mercure à 76 cm), alors la hauteur du mercure
dans le tube plongé dans la cuve à mercure devrait diminuer en raison directe de
l'altitude.
De l'hypothèse, Pascal a déduit une conséquence.
C'est, comme en
mathématiques, un raisonnement hypothético-déductif.
Mais, loin de se suffire à luimême, il doit être intégré à la conduite expérimentale dont il ne constitue qu'une
étape.
Encore faut-il vérifier la conséquence, ce que fait Pascal au sommet de la Tour
Saint-Jacques et son beau-frère Périer au sommet du Puy-de-Dôme.
IV.
Toutefois, il faut savoir que ce procédé de vérification de l'hypothèse par la
vérification de ses conséquences n'a pas une rigueur absolue.
Car les logiciens nous
enseignent que d'une idée fausse (par exemple « les chiens sont des poissons »), je
puis tirer une conséquence vraie (a donc les chiens sont des vertébrés »).
De la
même façon, la conséquence déduite de l'hypothèse peut -être vraie sans que
l'hypothèse le soit.
En revanche, si on vérifie que la conséquence tirée de
l'hypothèse est fausse, il est prouvé que l'hypothèse est fausse.
Tout se passe
comme si la nature pouvait répondre « non » à l'expérimentateur, mais ne pouvait
pas lui répondre « oui » d'une façon rigoureuse.
V.
Ce schéma sur la démarche expérimentale nous montre que le progrès des
sciences expérimentales ne doit pas se lire comme une accumulation paisible des
faits.
Il s'agit plutôt, à chaque fois, de triompher de la contradiction, et l'épreuve expérimentale apparaît comme une «
crise de croissance de la pensée ».
Une vérité expérimentale, ce n'est pas un fait passivement observé, c'est une
contradiction résolue..
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