Il n'y a rien qui soit plus à nous que nos erreurs (Brochard) ?
Extrait du document
«
Il ne faut pas confondre l'erreur avec le doute, le mensonge ou la mauvaise foi ; le doute, c'est la suspension du jugement à partir d'un
manque de connaissance ; c'est un acte positif qui entraîne une recherche supplémentaire et oriente vers la vérité.
Le mensonge, c'est
l'affirmation volontaire d'une chose fausse qui est connue comme fausse.
La mauvaise foi est un mensonge d'une espèce particulière ; le
menteur finit par se convaincre lui-même et ne sait plus si ce qu'il affirme est vrai ou faux.
L'erreur, c'est l'affirmation d'une réalité fausse,
mais qui est crue vraie.
Dans l'erreur, la bonne foi reste entière.
L'homme manque de connaissances, mais ne sait pas qu'elles lui
manquent.
La science dans son progrès se donne pour but d'éliminer l'erreur ; et si nous considérons la philosophie d'un Spinoza ou d'un
Descartes, par exemple, nous apercevons qu'ils ont consacré beaucoup de temps à écrire des traités de logique et de méthodologie «
pour bien conduire sa raison et pour éviter l'erreur ».
Au contraire, Brochard semble suggérer que l'erreur nous exprime parfaitement et comme telle mérite certains ménagements.
La pensée de Brochard est tirée d'une étude psychologique de l'erreur ; Brochard ne veut pas la justifier, mais l'expliquer.
Un certain
attendrissement à l'égard de l'erreur se glisse pourtant dans cette explication.
L'erreur et le jugement vrai se différencient dans une première analyse, comme le subjectif et l'objectif.
Je, juge que le bâton plongé dans
l'eau est brisé ; objectivement, l'optique m'explique au contraire qu'il s'agit d'une illusion de la perception.
Sans doute, la seconde
explication seule est valable, mais la première me renvoie à mon inexpérience, j'ai jugé ainsi à partir des illusions de la perception, parce
que je suis un enfant.
Toutes sortes de colorations affectives s'ajoutent à mes erreurs ; elles finissaient par exprimer ma sensibilité, la
forme particulière de mon intelligence, ma volonté ou mon manque de volonté.
Ainsi j'aime les romans policiers, tout en n'ignorant pas
que la plupart d'entre eux sont dépourvus d'intérêt et de valeur littéraire ; c'est une faute de goût, mais j'ai fini par y tenir et même je tire
une certaine gloire de mon manque de goût.
Objectivement, je sais qu'ils ne valent rien et qu'il faut préférer d'autres livres.
Mais je tiens
à mon erreur, comme je tiens à mes mauvaises habitudes, à la partie la plus désuète de moi-même.
J'ai le droit de me tromper.
Il me
semble que c'est une garantie de ma liberté.
L'analyse de Brochard semble se rapprocher d'une analyse de Descartes (4e méditation : du vrai et du faux) : « Tout jugement, dit
Descartes, comporte deux facteurs : une connaissance qui est une donnée de l'entendement, d'une part, et d'autre part l'adhésion le
notre volonté, laquelle est infinie et qui peut toujours se trouver suspendue.
» Dans le cas de l'erreur, la connaissance est insuffisante —
car Descartes définit l'erreur, comme le faisait Spinoza, par un manque de connaissances.
Cependant la volonté la croit suffisante et y
adhère.
Cette adhésion à une connaissance insuffisante est la preuve que notre connaissance est limitée ; aussi bien la 4ième méditation
se propose de démontrer que c'est à l'homme et non à Dieu qu'il faut imputer l'erreur et le péché : « Errare humanum ».
Dans un sens on
peut dire que nous nous trompons parce que nous sommes des hommes.
Il n'y a rien qui soit plus à nous que nos erreurs.
L'erreur est en
somme l'expression de notre condition.
Cette analyse mène directement au
relativisme philosophique : l'erreur est inhérente au mécanisme de notre pensée et la vérité absolue nous est pour toujours interdite, du
moins lorsque nous voulons l'atteindre par la raison.
Mais l'erreur n'est pas seulement le propre de l'homme en tant qu'homme, elle est le propre de chacun de nous en tant qu'il est différent
de tout autre homme.
Tout jugement, tout acte, dans la pensée de Bergson par exemple, expriment en fin de compte notre spontanéité ;
le schéma délibératif auquel nous avons fait allusion est reconstruit après coup ; en fait, l'erreur exprime notre moi profond ; le poids des
mobiles (affectifs) a entraîné l'adhésion ; les motifs (intellectuels) se sont trouvés écartés.
Nous tenons à nos erreurs, expression parfaite
de notre droit à l'erreur, de notre moi "véritable ".
En fait, nous nous sommes éloignés de la pensée de Descartes.
Sans doute celui-ci voyait dans l'adhésion de la volonté la garantie de
notre liberté ; mais l'erreur ne constituait pas dans sa méthode une étape privilégiée ; son effort philosophique a au contraire pour but de
l'éviter.
La plus parfaite expression de la liberté pour lui c'est le jugement où, à partir d'une connaissance claire, l'adhésion se trouve
déterminée sans aucune hésitation possible : « D'une parfaite clarté dans l'entendement naît une parfaite clarté dans la volonté.
» La
liberté d'indifférence, celle où nous décidons sans motif, est le plus bas degré de la liberté, le plus haut c'est celui d'une liberté qui se
trouve déterminée par le vrai.
En conséquence, si nous sommes « libres d'affirmer des choses fausses, nous ne sommes pas libres grand nous les affirmons.
Nous
sommes au moins déterminés soit par la privation de connaissance, soit par le souci de nous prouver notre liberté.
L'homme est plus
libre, il est plus pleinement homme quand il dit des choses justes que quand il dit des choses fausses.
La pensée de Brochard prise à la lettre aboutirait à de singulières conséquences sur le plan scientifique.
Si je nie la loi de Mariotte, par
exemple — ce qui est mon droit le plus strict —, je serai plus moi-même et plus libre que si je ne la nie pas.
Or, c'est tout le contraire.
D'abord, les applications de la loi de Mariotte me libèrent sur le plan technique et pratique.
Et aussi, si je nie cette loi, contre toute
expérience, ce ne peut être que par ignorance ou pour me singulariser, ignorance et obstination qui s'expliquent à partir de mon manque
de formation scientifique, des influences que j'ai subies.
Donc, mon erreur exprime moins ma personnalité que celle de mes éducateurs,
que les préjugés du milieu qui m'entoure.
En fait, nous pouvons dire qu'il n'y a rien qui soit plus à nous que la vérité.
L'erreur nous exprime peut-être, mais ce « nous » dont il s'agit
est une personnalité seconde, impersonnelle pourrait-on dire.
C'est uniquement par la vérité que j'atteindrai ma personnalité véritable et
je ne dois pas craindre de perdre à cause d'elle ce qui fait que je suis moi et non pas un autre.
Supposons que je partage les préjugés
racistes qu'on a essayé de m'inculquer par la presse et la radio sous l'occupation.
Il s'agit là d'une erreur objective puisqu'elle se fonde
sur les données d'une fausse science qui proclame la primauté d'une race « élue ».
Cette erreur s'est glissée en moi dès le premier âge,
par l'éducation que je recevais, par l'insistance de la propagande, par la faible défense que lui opposait mon entourage ; à présent j'y
crois et je trouve de nouvelles raisons qui me semblent personnelles pour y croire : « Les noirs ont un nez si épaté, comme disait
Montesquieu, qu'on ne saurait croire que Dieu, qui est toute bonté, ait pu mettre une âme dans un corps si noir.
» Je parlerai d'antipathie
physique, etc.
Dans un sens cette erreur m'exprimera : j'apporterai pour la défendre toutes les virtualités de mon caractère, obstination,
fougue juvénile, etc.
Il n'en demeure pas moins que mon erreur restera une erreur ; la partie de ma personnalité qui s'y exprime n'est pas la meilleure et elle
s'exprimerait bien mieux dans la défense de la vérité.
Il ne faut pas craindre de se perdre dans l'impersonnel sous prétexte que la vérité
est objective ; à ce compte les hommes de science n'auraient pas de caractère ; or, ce sont eux précisément qui ont le plus souvent de la
personnalité.
Subjectivement sans doute nous nous exprimons dans l'erreur; mais nous nous exprimons objectivement dans la vérité.
Elle seule nous
permet de parvenir à ce que Descartes appelait "la générosité", celle-ci étant la connaissance que l'homme a des lois objectives de
l'univers et qui, bien loin de nous faire perdre ce que nous avons de personnel, fait communier notre individualité avec celle de tous les
autres..
»
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