Gaston Bachelard
Extrait du document
Une étude philosophique de la rêverie nous sollicite par son caractère
à la fois simple et bien défini. La rêverie est une activité psychique
manifeste. Elle apporte des documents sur des différences dans la
tonalité de l'être. Au niveau de la tonalité de l'être peut donc être
proposée une ontologie différentielle. Le cogito du rêveur est moins
vif que le cogito du penseur. Le cogito du rêveur est moins sûr que le
cogito du philosophe. L'être du rêveur est un être diffus. Mais, en
revanche, cet être diffus est l'être d'une diffusion. Il échappe à la
ponctualisation du hic et du nunc. L'être du rêveur envahit ce qui le
touche, diffuse dans le monde. Grâce aux ombres, la région
intermédiaire qui sépare l'homme et le monde est une région pleine, et
d'une plénitude à la densité légère. Cette région intermédiaire
amortit la dialectique de l'être et du non-être. L'imagination ne
connaît pas le non-être. Tout son être peut bien passer pour un non-
être aux yeux de l'homme de raison, aux yeux de l'homme au travail,
sous la plume du métaphysicien de l'ontologie forte. Mais, en
contrepartie, le philosophe qui se donne assez de solitude pour entrer
dans la région des ombres baigne dans un milieu sans obstacles où aucun
être ne dit non. Il vit par sa rêverie dans un monde homogène à son
être, à son demi-être. L'homme de la rêverie est toujours dans
l'espace d'un volume. Habitant vraiment tout le volume de son espace,
l'homme de la rêverie est de toute part dans son monde, dans un dedans
qui n'a pas de dehors. Ce n'est pas pour rien qu'on dit communément
que le rêveur est plongé dans sa rêverie. Le monde ne lui fait plus
vis-à-vis. Le moi ne s'oppose plus au monde. Dans la rêverie, il n'y
a plus de non-moi. Dans la rêverie, le non n'a plus de fonction : tout
est accueil. [...] Le rêve nocturne, à l'inverse de la rêverie, ne
connaît guère cette plasticité douce. Son espace est encombré de
solides - et les solides gardent toujours en réserve une sûre
hostilité. Ils tiennent leurs formes - et quand une forme apparaît, il
faut penser, il faut nommer. Dans le rêve nocturne, le rêveur souffre
d'une géométrie dure. C'est dans le rêve nocturne qu'un objet pointu
nous blesse dès que nous le voyons. Dans les cauchemars de la nuit, les
objets sont méchants.
Gaston Bachelard
Liens utiles
- Gaston Bachelard: esprit scientifique et opinion
- Gaston Bachelard: savoir et interroger
- Gaston Bachelard
- Gaston Bachelard et les observations polémiques
- Gaston Bachelard