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Est-ce necessairement faire preuve de gout qu'apprecier une oeuvre d'art à sa juste valeur ?

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« Que veut dire apprécier une œuvre d'art à sa juste valeur ? En cela, il faut comprendre le mauvais goût comme une dépravation du goût, c'est-à-dire aimer une œuvre d'art laide, kitsch ou de seconde zone comme si elle était une véritable œuvre d'art, et d'ignorer ces dernières.

On comprend aisément qu'apprécier une œuvre d'art à sa juste valeur, c'est savoir détecter les chefs d'œuvres , savoir faire le tri entre les mauvaises œuvres d'art et les autres, c'est ne pas accepter les œuvres comme telles sans distinction.

Le goût serait-il précisément cela ? 1) On a du goût quand on apprécie une œuvre d'art à sa juste valeur. Le goût, en effet, désigne, d'une part, un « don » personnel, d'autre part un phénomène collectif, l'orientation d'une société ou d'un milieu vers certaines formes d'art nettement déterminées ; c'est la faculté d'éliminer, de choisir, de créer des associations heureuses, qui naît d'une certaine intuition de la qualité, de la « saveur » des choses, parallèle en somme à celle qui s'exerce sur le plan sensoriel et gastronomique.

Au sens de phénomène collectif, le goût n'a pas ce caractère subjectif : il est parfois une adhésion aux préférences et aux choix de personnalités marquantes d'un milieu, plus souvent le contrecoup d'événements historiques, d'une découverte ou d'une création dans le domaine de la culture ou même de la technique.

Le goût d'une époque est fréquemment une réaction contre celui de l'époque précédente.

Les différentes étapes de l'histoire du goût ne sont pas les phases successives d'une évolution continue, mais recèlent en elles-mêmes leur point de départ et leur terme.

Celui-ci est marqué d'abord par la création d'un style, plus ou moins éphémère et, parallèlement, par l'apparition de modes, de « manies », d'engouements, qui s'épuisent par leur excès même.

On comprend que dans la définition même du goût, il n' y a pas uniquement des prérogatives subjectives, mais le goût est façonné par l'entourage proche ou par la société.

Enfin, si le milieu et les conditions de vie d'un individu contribuent à former le goût, ils peuvent aussi le déformer, voire le dépraver, entraînant des aveuglements qui annihilent cette faculté sélective, essentielle au libre exercice du goût.

« Le goût dépravé dans les arts, écrit Voltaire, c'est se plaire à des sujets qui révoltent les esprits bien faits, préférer le burlesque au noble, le précieux et l'affecté au beau simple et naturel.

C'est une maladie de l'esprit.

» Même un œil exercé peut ne plus « voir » ce qu'il a constamment sous les yeux.

Les uns récusent, instinctivement, ce qui « ne leur rappelle rien ».

Les autres tiennent pour admirable tel objet qu'ils associent, à tort, à une œuvre belle.

Ces derniers ont fait les beaux jours des fabricants de buffets Henri II, ils font aujourd'hui ceux des marchands de Louis XV en série.

Les uns adoptent d'emblée le jugement des gens qu'ils estiment, les autres établissent leur choix par un antagonisme inavoué envers un individu, un groupe, un milieu qu'ils rejettent.

Il est bien évident que la véritable indépendance du jugement et du choix doit pouvoir faire abstraction des tendances qui sont celles du milieu, de la société contemporaine, sans opposition systématique, mais sans soumission aux contraintes ou aux préjugés et, le plus souvent, à contre-courant, puisque les options communes ne sont en général que le résultat d'un renoncement facile à l'élaboration d'une analyse personnelle. 2) Apprécier une œuvre d'art à sa juste valeur serait un conditionnement social, non du goût. Contre l'idéologie charismatique qui tient les goûts en matière de culture légitime pour un don de la nature, l'observation scientifique montre que les besoins culturels sont le produit de l'éducation : l'enquête établit que toutes les pratiques culturelles (fréquentation des musées, des concerts, des expositions, lecture, etc.) et les préférences correspondantes (écrivains, peintres ou musiciens préférés, par exemple) sont étroitement liées au niveau d'instruction (évalué d'après le titre scolaire ou le nombre d'années d'études) et, secondairement, à l'origine sociale.

Le poids relatif de l'éducation proprement scolaire (dont l'efficacité et la durée dépendent étroitement de l'origine sociale) et de l'éducation familiale varie selon le degré auquel les différentes pratiques culturelles sont reconnues et préparées par le système scolaire, l'influence de l'origine sociale n'étant jamais aussi forte, toutes choses étant égales par ailleurs, qu'en matière de « culture libre » ou de culture d'avant-garde.

À la hiérarchie socialement reconnue des arts et, à l'intérieur de chacun d'eux, des genres, des écoles ou des époques, correspond la hiérarchie sociale des consommateurs.

Ce qui prédispose les goûts à fonctionner comme des marqueurs privilégiés de la « classe ».

Les manières d'acquérir se survivent dans la manière d'utiliser les acquis : l'attention accordée aux manières s'explique si l'on voit que c'est à ces impondérables de la pratique que se reconnaissent les différents modes d'acquisition, hiérarchisés, de la culture, précoces ou tardifs, familiaux ou scolaires, et les classes d'individus qu'elles caractérisent (comme les « pédants » et les « mondains »).

La noblesse culturelle a aussi ses titres, que décerne l'école, et ses quartiers, que mesure l'ancienneté de l'accès à la noblesse.

la définition dominante du mode d'appropriation légitime de la culture et de l'œuvre d'art favorise, jusque sur le terrain scolaire, ceux qui ont eu accès à la culture légitime très tôt, dans une famille cultivée, hors des disciplines scolaires ; elle dévalue en effet le savoir et l'interprétation, savante ou livresque, marqués comme scolaires, voire pédants, au profit de l'expérience directe et de la simple délectation.

Aussi, une personne qui exprime un jugement sur une œuvre d'art pourrait simplement exprimer le jugement que sa classe sociale lui a conduit à prononcer et non véritablement un jugement de goût personnel.

L'œuvre pourra être jugée à sa juste valeur mais pas par l'intermédiaire d'un jugement de goût. 3) Apprécier une œuvre d'art est une question de culture et non de goût. L'« œil » est un produit de l'histoire reproduit par l'éducation.

Il en est ainsi du mode de perception artistique qui s'impose aujourd'hui comme légitime, c'est-à-dire la disposition esthétique comme capacité de considérer en elles-mêmes et pour elles-mêmes, dans leur forme et non dans leur fonction, non seulement les œuvres désignées pour une telle appréhension, c'est-à-dire les œuvres d'art légitimes, mais toutes les choses du monde, qu'il s'agisse des œuvres culturelles qui ne sont pas encore consacrées comme, en un temps, les arts primitifs ou, aujourd'hui, la photographie populaire ou le kitsch ou des objets naturels.

'œuvre d'art ne prend un sens et ne revêt un intérêt que pour celui qui est pourvu de la culture, ou de la compétence culturelle, c'est-à-dire du code selon lequel elle est codée.

La mise en œuvre consciente ou inconsciente du système de schèmes de perception et d'appréciation plus ou moins explicites qui constitue la culture picturale ou musicale est la condition cachée de cette forme élémentaire de connaissance qu'est la reconnaissance des styles, caractéristiques d'une époque, d'une école ou d'un auteur et, plus généralement, de la familiarité avec la logique interne des œuvres qui est supposée par la délectation artistique.

Le spectateur dépourvu du code spécifique se sent submergé, « noyé », devant ce qui lui apparaît comme un chaos de sons et de rythmes, de couleurs et de lignes sans rime ni raison.

Faute d'avoir appris à adopter la disposition adéquate, il s'en tient aux propriétés sensibles , saisissant une peau comme veloutée ou une dentelle comme vaporeuse, ou aux résonances affectives suscitées par ces propriétés, parlant de couleurs ou de mélodies sévères ou joyeuses. Conclusion. Apprécier une œuvre d'art à sa juste valeur n'est pas nécessairement faire preuve de goût, mais cela peut être simplement avoir l'éducation qu'il faut, la culture adéquate pour juger de celle-ci.

La personne peut être conditionnée socialement à formuler un jugement esthétique sans faire un jugement de goût qui lui soit personnel, sans que cette personne développe des intuitions spécifiques et extraordinaires.. »

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