En quoi l'infini peut-il être « mauvais » ?
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«
Nous avons l'habitude de penser que l'infini se donne,
l'illimité ou l'inachevé.
Cependant, l'infini est-il réductible à
revient à chercher dans quelle mesure et jusqu'à quel point
uniquement parce qu'il s'oppose au fini, à ce que la pensée
termes, le « mauvais » infini est-il le dernier mot de l'infini ?
par définition, comme mauvais.
Il est le « non fini », ce qui n'a pas de fin,
u n e telle détermination ? Se demander en quoi l'infini peut être mauvais
l'infini peut recouvrir une signification négative.
Ainsi, l'infini est-il mauvais
peut penser, ou bien parce qu'il s'oppose à un « bon » infini ? En d'autres
I – Infini et négativité
Depuis l'antiquité, l'infini est assimilé au négatif, c'est-à-dire, en définitive, au non fini.
L'infini est, à proprement parler, in-fini.
Pour
les Grecs, Dieu et le monde sont parfaits, c'est-à-dire « si bien finis ».
L'infini n'est pas le signe de l'immense ou de l'incommensurable,
mais de l'illimité.
Le terme de cosmos, qui désigne le monde lui-même, connote bien cette dévalorisation du sans limite.
Ainsi, le monde
est un tout ordonné, limité par la voûte céleste, fini et clos.
La limite (peras) est ce qui permet de contenir l'illimité (apeiron), ainsi que la
démesure (ubris).
En ce sens, l'infini n'est toujours que l'indéfini, l'informe ou l'inachevé et non l'immense en sa splendeur.
Ce rejet de l'infini et de la perte qu'il représente pour la pensée conduit Aristote, dans la Physique, à lui accorder un statut particulier.
En effet, Aristote distingue traditionnellement l'acte de la puissance.
Ce qui est « en acte » existe effectivement et ce qui existe « en
puissance » n'apparaît que sur le mode de la potentialité.
Aussi, l'infini est-il en puissance selon Aristote.
Il est un non-être, plutôt qu'un
être.
Cela s'atteste dans le statut mathématique de l'infini, notamment dans les opérations de soustraction et de division à l'infini.
On
peut ici songer à la suite : ½ + ¼ + 1/n….
où n tend à l'infini.
Cette idée se retrouve d'ailleurs dans les paradoxes de Zénon sur l'infini,
dont le plus connu est celui d'Achille et de la tortue.
Achille, qui court après une tortue, ne la rattrapera jamais, puisqu'il doit d'abord parcourir la moitié de la distance qui les sépare,
puis la moitié de cette première moitié, et ainsi de suite à l'infini, selon la suite que nous avons citée.
Si l'infini existait en acte (et non
seulement en puissance, dans les opérations mathématiques), Achille ne rejoindrais jamais la tortue.
De ce point d e vue là, l'infini
apparaît bel et bien comme un abîme, dont l'aspect fondamentalement négatif lui vaut de ne valoir que comme non-être.
II – Infini et réalité
L'époque moderne, notamment avec l'essor d e la physique galiléenne, va révolutionner la conception d e l'infini.
La première
impulsion est donnée avec la théologie de saint Thomas d'Aquin, qui souligne comment infini et réalité se réciproquent en Dieu.
Dieu
étant l'être par excellence et une source d'être sans limite pour toutes les choses présentes dans le monde, sa réalité est d'autant plus
éminente qu'elle est infinie.
Cette conception va d'ailleurs entrer en conflit avec la physique qui naît à l'époque de Galilée, conflit à travers
lequel s'atteste justement la valeur de l'infini.
En effet, les travaux de la physique moderne font éclater le cosmos grec.
La Terre n'est plus le centre d'un monde clos et fini, mais
l'univers, révélé par les nouveaux instruments naissants, apparaît proprement infini.
Or, qui de Dieu ou de l'univers peut être proprement
dit « infini » ? Pour Descartes, l'univers physique est seulement « indéfini », c'est-à-dire qu'il nous est toujours possible de le concevoir
plus grand qu'il n'est, à la manière d'une suite de nombre qui paraît infinie du fait qu'on peut toujours l'augmenter.
À l'inverse, Dieu seul
est réellement infini, c'est-à-dire d'une absolue positivité.
C'est cette idée que Spinoza illustre à sa manière dans sa lettre à Louis Meyer (Lettre XII) sur l'infini.
Il y met en lumière un infini
de composition, qui se prête, comme son nom l'indique, à des compositions (un nombre que l'on peut augmenter à l'infini, un temps que
l'on peut allonger indéfiniment, etc.), mais qui dès lors nous livre à de nombreux paradoxes.
Cet infini est proprement le mauvais infini,
qui s'oppose à l'infini de Dieu (la Substance, en langage spinoziste) et qui signifie, quant à lui, la perfection absolue.
Alors que le mauvais
infini est imaginé, c'est-à-dire qu'il est le fruit d e l'imagination, l'infini authentique est conçu, autrement dit il n'apparaît qu'à
l'entendement, qui ne le voit plus comme « le plus grand possible », mais proprement comme infini.
III – Infini et dialectique
Ainsi, l'infini n'apparaît plus unilatéralement comme « mauvais », mais deux infinis s'opposent : un mauvais et un bon infini ; l'un
est un infini pour nous, l'autre un infini en soi.
Nous pouvons prolonger cette dichotomie en nous référant à Hegel, qui thématise, grâce à
la dialectique, l'opposition entre bon et mauvais infini.
Pour Hegel, la dialectique est la puissance qui soumet toutes les choses à la dissolution pour en
faire apparaître une nouvelle forme.
Or, ces choses que la dialectique dissout, Hegel l e s n o m m e des
« déterminations finies ».
Elles sont finies, car elles sont limitées et ont tendance à se penser comme
seule valables.
Le meilleur exemple, c'est celui de la fleur qui éclôt.
Il n'y a d'abord qu'une branche nue,
puis apparaît un bouton, ensuite un bourgeon, vient alors la fleur, qui dépérira, et ainsi de suite.
Chaque moment (chaque détermination finie) ne vaut pas à lui tout seul, mais doit laisser place à la
forme de la fleur qui lui succède dans la réalisation entière du processus.
Sa suppression, en m ê m e
temps que sa conservation, assure le succès de ce même processus.
Or, on le voit, il s'agit d e passer d e m o m e n t s finis (les déterminations finies isolées) à une
processus infini qui les met tous en relation.
C'est à ce moment-là que la tentation du mauvais infini est
grande : on risque alors de passer d'une détermination finie à une autre, à l'infini, sans voir en quoi
elles participent toutes d'un m ê m e processus.
Ainsi, alors que le mauvais infini enchaîne les
déterminations finies et ne pense qu'à partir du fini, le bon infini dissout l'aspect fini de chaque moment
pour le mettre en relation avec les autres.
Cette idée s e retrouve chez Hegel dans sa conception d e l'histoire et d e l'enchaînement des
régimes politiques : ceux-ci (compris comme des déterminations finies) ne se succèdent pas à l'infini (le
mauvais infini), comme s'ils se remplaçaient les uns les autres au fil du temps, mais ils s'enchaînent
dans un processus où chacun apporte quelque chose d e nouveau à un processus d'ensemble (bon
infini).
Conclusion :
Ainsi, l'infini apparaît d'abord comme quelque chose de négatif.
Il est l'illimité, l'inachevé, ce que l'on ne peut récupérer par la
pensée ou embrasser du regard.
En cela, il effraie et paraît mauvais : l'infini est alors un défaut, c'est-à-dire un manque d'être.
Cependant, le mauvais infini ne dénote pas tant la malice de l'infini en soi, qu'une certaine conception de l'infini.
Preuve en est le statut
qu'on lui accorde dans la pensée moderne du divin : Dieu seul est infini, c'est-à-dire absolument positif, l'univers est indéfini.
Cette
distinction entre un bon et un mauvais infini a été exemplifiée avec Hegel : nous avons alors compris comment le mauvais infini
fonctionnait à partir du fini lui-même, alors que l'infini positif s e p o s e comme premier.
En ce sens, c'est le fini qui apparaît, non plus
comme une limite, m a i s comme u n e limitation ; non plus comme ce qui donne forme à l'informe, mais comme ce qui déforme ou
amoindrit l'être..
»
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