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Comte et l'ouvrier

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Si l'on a souvent justement déploré, dans l'ordre matériel, l'ouvrier exclusivement occupé, pendant sa vie entière, à la fabrication des manches de couteaux ou de têtes d'épingle, la saine philosophie ne doit peut-être pas, au fond, faire moins regretter, dans l'ordre intellectuel, l'emploi exclusif et continu d'un cerveau humain la résolution de quelques équations ou au classement de quelques insectes : l'effet moral, en l'un et l'autre cas, est malheureusement fort analogue ; c'est toujours de tendre essentiellement à inspirer une désastreuse indifférence pour le cours général des affaires humaines, pourvu qu'il y ait sans cesse des équations à résoudre et des épingles à fabriquer. Quoique cette sorte d'automatisme humain ne constitue heureusement que l'extrême influence dispersive du principe de la spécialisation, sa réalisation, déjà trop fréquente, et d'ailleurs de plus en plus imminente, doit faire attacher à l'appréciation d'un tel cas une véritable importance scientifique, comme évidemment propre à caractériser la tendance générale et à manifester plus vivement l'indispensable nécessité de sa répression permanente. COMTE

« Concepts : Si l'on a souvent justement déploré, dans l'ordre matériel, l'ouvrier exclusivement occupé, pendant sa vie entière, à la fabrication des manches de couteaux ou de têtes d'épingle, la saine philosophie ne doit peut-être pas, au fond, faire moins regretter, dans l'ordre intellectuel, l'emploi exclusif et continu d'un cerveau humain la résolution de quelques équations ou au classement de quelques insectes : l'effet moral, en l'un et l'autre cas, est malheureusement fort analogue ; c'est toujours de tendre essentiellement à inspirer une désastreuse indifférence pour le cours général des affaires humaines, pourvu qu'il y ait sans cesse des équations à résoudre et des épingles à fabriquer.

Quoique cette sorte d'automatisme humain ne constitue heureusement que l'extrême influence dispersive du principe de la spécialisation, sa réalisation, déjà trop fréquente, et d'ailleurs de plus en plus imminente, doit faire attacher à l'appréciation d'un tel cas une véritable importance scientifique, comme évidemment propre à caractériser la tendance générale et à manifester plus vivement l'indispensable nécessité de sa répression permanente.

COMTE ordre des idées 1) Les faits : la division du travail, telle qu'elle se développe, affecte: - la production industrielle (cf.

le travail parcellaire) ; - le travail intellectuel, dont il est moins souvent question (cf.

la spécialisation des chercheurs dans des domaines de plus en plus étroits). 2) C onséquence de ces faits selon Comte : ces spécialisations excessives rendent indifférent à ce qui concerne l'humanité dans son ensemble. 3) Raison des formes actuelles de la division du travail : celle-ci prolonge le mouvement naturel qui fait qu'on se spécialise pour être plus efficace. 4) A ttitude à tenir devant cette excessive division du travail: - en entreprendre l'étude scientifique, pour mieux la connaître ; -freiner son développement, parce qu'elle a des effets néfastes. articulation des idées principales a) Un constat : la division du travail produit de plus en plus certaines formes de spécialisation qui posent problème : - la spécialisation du travail industriel (travail parcellaire) ; - la spécialisation, moins remarquée, du travail intellectuel. b) Un jugement de valeur d'A .

Comte sur ces faits : ces spécialisations excessives sont dangereuses parce qu'elles ont remarques complémentaires • Le C ours de philosophie positive parut entre 1 8 3 0 et 1842.

A .

Comte (1798 - 1857) est contemporain de la révolution industrielle et de s e s conséquences sur la division du travail, comme l'atteste ce texte. • « Une désastreuse indifférence pour le cours général des affaires humaines».

Dans la perspective de Comte, la réalité par excellence est l'humanité. L'individu biologique ne devient un homme que par tout ce qu'il reçoit d'elle : son langage, sa pensée, une culture.

Sans elle, séparé de la société de ses prédécesseurs et de ses contemporains, l'individu ne pourrait acquérir son humanité.

Il resterait une sorte d'animal.

Mais prendre conscience de ce que nous devons aux autres nous donne le devoir d'être altruistes, d'œuvrer pour le bien de tous; et c ' e s t c e dont nous détournerait précisément une spécialisation extrême. • Le texte de Comte ne dévalorise pas toute division du travail, il ne faut pas confondre en effet une division nécessaire des processus de production (qui, par le jeu des échanges nous rend solidaires des autres, et nous dispense d'une polyvalence exténuante) et une parcellarisation des tâches qui mettrait en question notre humanité même. • Sur les problèmes de la division du travail, on peu lire G.

Friedmann, Le travail en miettes, Idées, n° 61. RÉFLEXION SUR L'INTÉRÊT PHILOSOPHIQUE D'UN TEXTE. • Remarques préliminaires. - L'étude attentive d'un texte philosophique revêt un intérêt majeur dès lors que le problème qu'il permet d'aborder et d'éclairer est explicitement défini. A insi « mise en situation », l'explication proprement dite apparaît comme une sorte de dialogue rationnel et dynamique, où la pensée de l'auteur est interrogée à partir d'un examen rigoureux de ses propos. — La mise en évidence de l'intérêt philosophique du texte consiste à reprendre le problème pour lui-même, et à formuler les acquis de l'étude ainsi conduite, tout en les situant par rapport à d'autres points de vue dont l'évocation permet d'enrichir la réflexion.

Il s'agit en même temps de montrer la portée de ces acquis pour statuer sur des problèmes, des attitudes, des phénomènes relevant de l'existence quotidienne. • Quelques éléments de réflexion pour dégager l'intérêt philosophique du texte d'A uguste C omte. — Dans sa démarche générale, le texte articule un constat, et une recommandation.

Le constat, c'est celui du danger que fait courir une excessive spécialisation.

La recommandation, c'est l'invitation à combattre cette spécialisation, repérée par C omte comme une tendance en cours de développement du monde moderne. — L'analogie initiale entre l'ouvrier voué à une tâche parcellaire et répétitive et le savant entièrement préoccupé par un secteur très particulier et très spécialisé du savoir, situe le problème posé à son niveau le plus radical, dans les deux domaines fondamentaux où il se manifeste.

En faisant observer que la spécialisation aliénante de l'ouvrier a souvent été « déplorée », Auguste C omte veut appeler l'attention sur le fait que celle de l'intellectuel, moins directement saisissable, n'a pas fait l'objet de la même inquiétude.

N'entend-il pas ainsi lutter contre une idéologie de la spécialisation à outrance, au nom de l'efficacité et du progrès ? Prendre le contrepied d'une tendance « moderne » a quelque chose de paradoxal pour un tenant du progrès.

Mais ce « progrès » qui aboutit à opposer spécialisation et culture générale, à désimpliquer chaque individu de toute réflexion sur le devenir collectif, en est-il réellement un ? — L'intérêt de la réflexion de Comte peut s'expliciter au moins sur trois plans : éthique, éducatif, et social.

Sur le plan éthique, le texte de C omte fait saisir, sans pathos ni moralisme, le côté aliénant et appauvrissant d'une spécialisation excessive.

A quoi se réduit l'homme ainsi rivé à une tâche parcellaire ? Une remarquable anticipation des réflexions modernes sur le « travail en miettes » (Friedmann), sur « l'homme unidimensionnel » (Marcuse), sur le travail aliéné (Marx), est esquissée dans ce texte.

Sur le plan éducatif, le texte n'est pas moins fécond.

Faut-il, sous prétexte d'efficacité économique, spécialiser à outrance, et de façon précoce, la formation des hommes ? N'est-ce pas leur statut de citoyens libres et responsables qui risque d'en pâtir ? L'efficience économique sera-t-elle effectivement obtenue si l'on considère que la « formation » à courte vue d'un producteur dépourvu de ces bases de réflexion et d'adaptation que donne la culture générale risque d'être peu utile en progrès à venir ? Sur le plan social enfin, les remarques de Comte ont une portée décisive.

C'est en effet le rapport de chaque individu à la communauté dont il est partie prenante qui risque de s'altérer si la spécialisation est pratiquée de telle sorte qu'il en vienne à être confiné dans les strictes limites d'un travail particulier.

L'individualisme, le repli sur soi, l'exacerbation des particularismes sont des faits aujourd'hui quotidiens.

En soulignant le caractère dissolvant, pour la communauté humaine, de ce qu'il repère déjà comme une tendance générale, Comte indiquait avec clarté un danger dont nous ne connaissons que trop les effets. — Si la philosophie est concernée au premier chef par les remarques d'Auguste C omte, c'est qu'elle est partie prenante d'une éducation rationnelle, qui ne se réduit pas à l'assimilation d'une connaissance partielle et spécialisée, mais doit comporter une réflexion méthodique sur les fondements des connaissances elles-mêmes, et une approche des fondements et des finalités de la communauté humaine.. »

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