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Chaque individu est-il virtuellement un ennemi de la civilisation ?

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« Introduction En rappelant q u e n o u s s o m m e s t o u s « des délinquants en puissance », Michel Foucault soulignait le risque, auquel nous sommes tous exposés, de commettre l'irréparable lors d'un « crime passionnel ».

La spécificité de tels crimes est en effet qu'ils ne sont pas l'apanage de fous : au contraire, des personnes parfaitement sensées semblent perdre abruptement la raison et se rendent alors responsables des pires barbaries.

En ce sens, il semblerait bien que chaque individu soit virtuellement un « ennemi de la civilisation ».

Pourtant, si nous prêtons attention à l'avertissement de C.

Lévi-Strauss, selon lequel « le barbare, c'est d'abord celui qui croie à la barbarie » (in Race et histoire), nous devrons interroger de plus près cette notion d' « e n n e m i d e la civilisation » : en admettant que tout un chacun puisse commettre, à un moment donné, l'irréparable, faut-il pour autant rejeter celui-ci hors de la civilisation ? Lévi-Strauss: « Est barbare celui qui croit à la barbarie.

» Qui n'a pas accusé autrui de se comporter en barbare ? Quel peuple n'a pas accusé d'autres peuples d'être des barbares ? Lévi-Strauss, grand anthropologue français, souligne, dans Race et Histoire, d'où est extrait notre citation, ce trait propre à toute société, qu'est l'ethnocentrisme : chaque ethnie, c'est-à-dire chaque peuple, a tendance à se penser comme étant au centre du monde, à considérer ses coutumes, ses mœurs, ses règles, ses croyances, ses modes de penser,...

comme meilleurs que ceux ethnies ou des peuples différents, c o m m e si s a tribu, son village, son clan, s o n pays, s a culture étaient plus représentatifs d e l'humanité q u e tous les autres.

Ainsi le barbare, le non civilisé c'est toujours l'autre; l'autre au sujet duquel on raconte toute sorte d'horreurs ou d'atrocités ainsi des Vikings, des Huns, des Goths, des Tartares, Mongols, des Chinois..., sans parler de tribus sauvages au fin fond de l'Afrique ou de l'Amazonie, etc.

Or, peut-être commence-t-on à ne plus être un barbare, ou commence-t-on à être un homme civilisé, le jour où l'on reconnaît qu'on est le premier, peut-être, à être capable de se comporter en barbare. Le mot "barbare" - barbaros en grec- signifie à l'origine "l'étranger qui ne parle pas grec" : on pouvait être étranger à Athènes, venir de Corinthe ou de Thèbes, on était alors un xénos, un étranger certes, mais un étranger qui parlait grec; en revanche les Egyptiens, les Perses, etc.

étaient appelés "barbares".

Pour les Romains, de même, les barbares étaient ceux qui ne parlaient pas latin, ou ceux qui, malgré la colonisation et la construction de l'empire romain, n'avaient pas été latinisés, et qui se situaient donc au-delà des frontières de l'empire.

Or ces peuples extérieurs ont fini par envahir l'empire romain et renversé son ordre : c'est ainsi qu'on parle encore dans les livres d'histoire de l'invasion des barbares.

La phrase de Lévi-Strauss est quelque peu dérangeante: car elle revient à condamner l'usage de mot barbare.

Celui qui accuse l'autre de barbarie est lui-même un barbare.

Mieux, c'est celui-là même qui est réellement un barbare. Pourquoi ? Parce qu'accuser autrui de violences et d'atrocités, de cruauté, de sauvagerie...

croire que l'autre est un barbare, c'est supposer que soi-même on ne serait pas capable de maux semblables.

Est civilisé celui qui admet bien plutôt que tout homme, à commencer par soi, est capable du pire. Première partie - Placé dans des conditions spécifiques extrêmes (« crime passionnel », guerre, enfants-soldats ou « escadrons de la mort », Kurtz dans le Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, etc.), chacun n'est-il pas exposé au risque de basculer dans la folie ou la cruauté la plus radicale, à tel point qu'on n'arrive plus à penser une telle cruauté sans présupposer la folie de son auteur ? Il semble bien, en effet, que chaque individu puisse commettre l'irréparable lors de ce qu'on appellera des éclipses de la raison (cf.

Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère , présenté par M.

Foucault).

Freud parle ainsi d'une pulsion de mort à l'œuvre, recouverte par un vernis de civilisation (cf. Malaise dans la civilisation). - A propos de tels crimes, d'aucuns parleront de « barbarie », et rejetteront son auteur hors d e l'humanité civilisée, leur réservant le châtiment suprême (à moins qu'on le déclare « fou » et qu'on lui accorde les circonstances atténuantes – on l'aura néanmoins toujours exclu d e la société civilisée et enfermé à l'asile).

Si d e tels actes sont effectivement « barbares », alors il faut admettre que chaque individu soit effectivement, en puissance, un ennemi de la civilisation. Deuxième partie - Ne peut-on néanmoins remettre en cause cette notion d' « ennemi de la civilisation », tout en admettant que chacun puisse commettre l'irréparable ? Si chaque individu peut basculer dans l'extrême violence (décrite par Kubrick dans Oranges mécaniques), cela suffit-il à en faire un « ennemi de la civilisation » ? Cet ennemi est-il extérieur à la civilisation, ou son propre produit ? Qui le désigne en tant que tel ? Si l'ennemi est celui qui remet en cause l'essence même de notre être (cf.

définition de l'hostilité donnée par Carl Schmitt dans La Notion de politique), celui qui se rend coupable d'un crime particulièrement infâme est-il un « ennemi de la civilisation » ? - Le concept juridique d'hostis humanis generis (« ennemi du genre humain ») apparaît comme synonyme de la notion d' « ennemi de la civilisation ».

Or, ceux à qui l'on appliquait cette définition (au premier lieu desquels les pirates) étaient dénués de toute citoyenneté, et par conséquent de protection étatique (par contraste avec les corsaires) : l' « ennemi de la civilisation » est d'abord un apatride qui ne bénéficie de la protection d'aucun Etat.

A ce titre, il semble être rejeté dans l'état de nature hobbesien, dans lequel « l'homme est un loup pour l'homme », l'état de droit laissant la place à l'omniprésence de la violence. - L' « ennemi de la civilisation » n'est dès lors pas fondamentalement caractérisé par l'horreur de ses crimes (la piraterie n'étant pas pire qu'un régicide ou qu'un parricide) mais par son statut extra-juridique.

C'est donc l'Etat qui désigne qui est « ennemi de la civilisation ». Celui qu'on décrète tel (pirate, juif lors du nazisme, « ennemi du peuple » sous Staline, « subversion » gauchiste lors de la « sale guerre » en Amérique latine, voire « terroriste » aujourd'hui) est privé d e tout droit et d e toute protection juridique (cf.

G.

Agamben, L'Etat d'exception). Conclusion Si chaque individu, placé dans des circonstances extrêmes, est menacé par le surgissement à la surface d e ce que Freud appelait « pulsion de mort », il n'en est pas pour autant un barbare dont l'existence même remet en cause l'essence de la civilisation.

La notion d' « ennemi de la civilisation » est en effet d'abord un concept juridique, qui permet à l'Etat de suspendre les droits civiques de celui qui est visé comme hostis humanis generis.

Dire que chaque individu est virtuellement un « ennemi de la civilisation » prend alors un tour plus inquiétant encore : non pas simplement que chacun puisse commettre l'irréparable, mais que chacun puisse devenir la cible, à un moment donné, d'un pouvoir oppressif qui lui dénie le statut de citoyen normal et lui enlève par conséquent ses droits civiques.

Dès lors, lorsqu'un Etat républicain décrète un tel « ennemi de la civilisation », il met lui-même en péril l'état de droit qui caractérise la tradition libérale et juridique de l'Occident.

Si « le barbare, c'est d'abord celui qui croit à la barbarie » (Lévi-Strauss), on pourra dire de même que l' « ennemi de la civilisation, c'est d'abord celui qui décrète l'autre ennemi de la civilisation ».. »

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