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Ce qui ne peut s'acheter est-il dépourvu de valeur ?

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« Ce qui ne peut s'acheter est-il nécessairement dépourvu de valeur ? A première vue cette question ne semble guère poser de difficultés.

En effet, l'on tient d'ordinaire par exemple l'amitié, la vérité, le courage comme des valeurs.

Or, en principe, on n'achète pas plus l'amitié que la vérité.

La question n'aurait donc de sens que dans une perspective économique.

On pourrait même aller jusqu'à dire en conclusion qu'en cette époque où presque tout s'achète, il est réconfortant pour l'avenir moral de l'homme de constater qu'il y a encore de vraies valeurs qui, elles, ne s'achètent pas.

De tels propos seraient à coup sûr rassurants puisqu'on les entend un peu partout.

Mais ne s'agit-il pas là uniquement d'une banale suite de points de vue émanant de ce que Nietzsche nommait, en français dans le texte, une « moralité larmoyante » (Menschliches Allzumenschlisches, I, § 91, Krôner, p.

81; Humain trop humain I, DenoëlGonthier, 1, p.

90, § 91) ? Dans la mesure où nous avons ici à faire de la philosophie, « il faut avoir aussi des pensées et pas seulement des points de vue » (Nietzsche : Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement, Idées-Gallimard, p.

33).

En ce qui concerne la question qui nous est soumise, il suffit d'abandonner les points de vue et de nous mettre à y penser pour qu'apparaissent les difficultés.

Celles-ci naissent de l'ambiguïté même du concept de valeur.

Nous devons donc avant tout affronter cette ambiguïté.

Mais en quoi consiste-t-elle ? Sommairement nous pouvons dire1 qu'elle consiste d'abord en un dédoublement ou plutôt en une série de dédoublements du concept de valeur.

C'est ainsi que le sens éthique se distingue du sens économique par exemple, et que chacun admet à son tour des subdivisions.

Mais l'ambiguïté du concept de valeur, surtout dans son aspect éthique, tient aussi à sa provenance même.

Nous mettrons donc à profit la question du sujet pour esquisser une brève généalogie du concept de valeur. « Avant tout, il est nécessaire de se faire une idée nette de ce qu'on doit entendre ici par ce mot valeur », Ainsi s'exprime Turgot dans un texte intitulé Valeurs et Monnaies (1769) (in: Ecrits économiques, Calmann-Lévy, p.

237). Suivons ce conseil et commençons, tout comme lui, par laisser parler le mot lui-même.

Valeur vient du latin valor, mot fort peu usité qui provient d'un verbe très courant : valere.

Les différents sens de ce verbe tournent tous autour des idées de force, de vigueur et de santé.

« ...

Nous conservons encore en français ce sens primitif dans les dérivés valide, invalide, convalescence » (Turgot, ibid.).

Pour dire valeur, les Romains se servaient des mots pretium (prix) et aestimatio (évaluation du prix, valeur).

Parmi les multiples sens du mot valeur en français (on parle par exemple de la valeur d'un ton en peinture, d'une note en musique, d'un signe en linguistique, etc.), nous en retiendrons essentiellement deux.

Nous nous occuperons ici du sens économique et du sens philosophique ou éthique.

Car c'est bien au cœur de cette dualité de sens que se situe la phrase que nous devons expliquer : « ce qui ne peut s'acheter est-il nécessairement dépourvu de valeur ? ».

En fait, nous nous apercevons qu'une distinction tranchée entre le sens économique et le sens philosophique du concept de valeur suppose une longue histoire de ce concept.

Mais il se pourrait bien qu'à l'origine, la valeur ait été rattachée à des phénomènes très concrets.

Telle est du moins l'hypothèse du linguiste Emile Benveniste qui prenait pour base de sa réflexion les travaux de Marcel Mauss sur le don.

Le don est à l'origine de l'échange si à un don correspond un contre-don et ainsi de suite.

Benveniste constate que « dans la plupart des langues indoeuropéennes, « donner » s'exprime par un verbe de la racine *dô- » (Problèmes de Linguistique générale, Gallimard, tome I, p.

316).

Or, il s'aperçoit qu'en réalité il faut être plus précis et que, selon la construction, peut vouloir dire « donner » ou « prendre ».

Dans les nombreux et savants exemples qu'il analyse pour étayer ses dires, Benveniste nous propose une réflexion intéressante sur l'origine de la notion de valeur.

Son étude porte plus particulièrement sur le verbe grec alphanô que les dictionnaires rendent en général par « gagner, rapporter ».

Mais à l'origine il ne s'agit pas de n importe quel gain ou de n'importe quel rapport.

Il suffit de lire Homère pour découvrir que le gain provient en l'occurrence de la vente d'un prisonnier, d'un esclave ou d'une fille à marier.

« La « valeur » se caractérise, dans son, expression ancienne, comme une « valeur d'échange », au sens le plus matériel. C'est la valeur d'échange que possède un corps humain qu'on livre pour un certain prix.

Cette « valeur » prend son sens pour qui dispose légalement d'un être humain, que ce soit une fille à marier ou surtout un prisonnier à vendre » (id., ibid., p.

326).

La notion de valeur s'enracine donc dans un contexte social admettant des institutions comme l'esclavage par exemple.

Dans un tout autre contexte Montesquieu, dénonçant l'esclavage, écrit : « il n'est pas vrai qu'un homme libre puisse se vendre.

La vente suppose un prix...

Si la liberté a un prix pour celui qui l'achète, elle est sans prix pour celui qui la vend » (De L'Esprit des Lois, Livre XV, chap.

II) (1).

Dire que la liberté est sans prix, c'est affirmer que c'est une valeur.

Expliquons à présent cette différence sur laquelle repose le sujet. Ce qui s'achète possède une valeur au sens de prix.

Il s'agit là d'une valeur relative ou pour parler, comme Ferdinand de Saussure qui comparait la valeur linguistique et la valeur économique, « d'un système d'équivalence entre des choses d'ordres différents » (Cours de Linguistique générale, p.

115).

La valeur ainsi déterminée permet l'échange et fait appel à la comparaison.

Elle opère à partir d'une relation entre le dissemblable et le similaire (une pièce de cinq francs contre du pain et une pièce de cinq francs comparée à une pièce de dix francs).

Il ne saurait être question de retracer ici l'histoire du concept économique de valeur.

Tout au plus pouvons-nous donner brièvement quelques points de repères.

Ainsi que le remarque Marx qui ne manque pas une occasion de saluer en lui un « géant de la pensée », c'est chez Aristote qu'il faudrait rechercher la base d'une étude de la valeur au sens économique.

Par exemple, on appelle nous dit Aristote « richesses tout ce dont la valeur (axia) se mesure en monnaie » (Éthique de Nicomaque, Livre IV, chap.

I, § 2).

Mais nous devons préciser que le fait de trouver chez Aristote une définition de la valeur au sens économique (cf.

le livre V de L'Éthique de Nicomaque) ne signifie pas qu'Aristote traite de la valeur sous un angle économique ou plutôt sous l'angle de l'économie politique.

Cette dernière en effet, en tant que discipline possédant en propre son domaine d'investigation, n'apparaîtra que bien plus tard (1).

Dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Adam Smith précise la distinction, déjà existante,. »

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