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Bergson: Langage et généralité

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Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage, car les mots (à l'exception des noms propres) désignent tous des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et, fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Bergson

« "Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles.

Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage, car les mots (à l'exception des noms propres) désignent tous des genres.

Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu.

Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens.

Mais, le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur.

Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes.

Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe.

Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et, fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes." • Le problème posé par le texte Le langage est-il un outil pour connaître le monde, et nous connaître nous-mêmes, ou est-il au contraire un obstacle ? • Le raisonnement Bergson répond qu'il est un obstacle, un écran entre nous et le monde extérieur d'abord, et ensuite, plus gravement encore, entre nous et nous-mêmes. 1 – Le langage ne permet, des choses extérieures, aucune connaissance directe, que Bergson présente dans ce texte comme le modèle de la connaissance authentique.

Pourquoi ? Parce qu'il est " issu du besoin », c'est-àdire des nécessités de l'action, que Bergson oppose à la connaissance (laquelle est donc conçue comme désintéressée).

Le langage est en effet constitué de mots généraux, qui nous permettent, comme des « étiquettes », de reconnaître les objets et de nous en servir, mais qui, en ne notant d'eux que leur " fonction commune » et leur e aspect banal », nous empêchent de les saisir en leur individualité propre. 2 – Le même argument vaut a fortiori pour la connaissance intime de nous-mêmes : le langage, parce qu'il est fait de symboles généraux, ne permet aucune saisie de notre individualité, du caractère absolument original de tel ou tel sentiment éprouvé.

Seul le langage des poètes, aux « mille nuances », rapprocherait d'une telle connaissance, mais plus le langage est rationnel, plus il est propre à l'action, et moins il l'est à la connaissance de soi.

Celle-ci est donc, au sens propre, ineffable, c'est-à-dire " non dicible ».

La connaissance vraie est au-delà du langage. 3 – Il faut insister sur le fait que cette impuissance du langage du point de vue de la connaissance est, pour Bergson, le revers de sa puissance du point de vue de l'action.

Il y a un usage légitime et efficace du langage quand il s'agit — " pour notre plus grand bien », souligne le texte — d'agir sur les choses.

Mais il se transforme en usage impropre quand il s'agit de connaître les choses, ou de nous connaître nous-mêmes. • Rapprochements possibles et intérêt philosophique du texte 1 – Si le langage n'est pas un instrument de connaissance adéquat, le projet de construire une « langue bien faite » est un projet insensé, puisqu'il attend du langage ce que, pour Bergson, il ne peut par nature pas donner.

Entre Bergson et les philosophes qui posent les problèmes de la connaissance à partir du langage (Wittgenstein, Russell, Carnap...), l'opposition est donc radicale. 2 – Que peut être, cependant, une connaissance ineffable ? Peut-on même penser hors des mots ? Bergson affirme que le langage est superficiel (il ne décrit que l'aspect extérieur et public de sentiments intimes) et, donc, que les mots sont d'autant plus décevants que les pensées sont plus profondes (l'exemple type est celui de l'expérience amoureuse).

Mais on peut renverser l'argument.

Ainsi, Hegel montrait déjà que l'ineffable n'est pas l'indice d'une plus grande profondeur ou authenticité, mais d'une plus grande confusion, voire d'un plus grand vide de la pensée.. »

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