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Arendt et la « nécessité de subsister »

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Tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le processus vital, et cette consommation, régénérant le processus vital, produit — ou plutôt reproduit — une nouvelle « force de travail » nécessaire à l'entretien du corps. Du point de vue des exigences du processus vital, de la « nécessité de subsister », comme disait Locke', le travail et la consommation se suivent de si près qu'ils constituent presque un seul et même mouvement qui, à peine terminé, doit recommencer. La « nécessité de subsister » régit à la fois le travail et la consommation, et le travail lorsqu'il incorpore, « rassemble » et « assimile » physiquement les choses que procure la nature, fait activement ce que le corps fait de façon plus intime encore lorsqu'il consomme sa nourriture. Ce sont deux processus dévorants qui saisissent et détruisent la matière, et « l'ouvrage » qu'accomplit le travail sur son matériau n'est que préparation de son éventuelle destruction. Cet aspect destructeur, dévorant, de l'activité de travail n'est, certes, visible que du point de vue du monde et par opposition à l'oeuvre qui ne prépare pas la matière pour l'incorporer, mais la change en matériau afin d'y ouvrer et d'utiliser le produit fini. Du point de vue de la nature, c'est plutôt l'oeuvre qui est destructrice, puisque son processus arrache la matière sans la lui rendre dans le rapide métabolisme du corps vivant. Arendt

« Commentaire : Ce texte d’Hannah Arendt, extrait de son ouvrage La condition de l’homme moderne, traite du travail et de sa nature à travers un jeu d’oppositions et d’assimilations.

En effet, Arendt assimile d’abord le travail et la consommation dans un même cycle ; en somme, on travaille pour manger et l’on mange pour travailler.

Cependant, cette assimilation a pour contrepoids l’opposition du travail à l’œuvre : « par opposition à l’œuvre qui… ».

Arendt nous suggère donc une analyse même la nature du travail, qu’elle finit par opposer à la fin du texte à l’œuvre, produit fini et utilisable, à l’inverse du fruit du travail uniquement consommable.

Analysons en détail le texte afin de bien saisir ce que nous venons de dire. Dans le premier temps du texte, Arendt met bout à bout travail et consommation : « ils constituent presque un seul et même mouvement qui, à peine terminé, doit recommencer ».

En somme, travail et consommation forment un cycle, c’est-à-dire qu’ils s’engendrent l’un l’autre selon la formule : on mange pour travailler et l’on travaille pour manger. De ce point de vue, le travail renvoie à la vie : la vie est à la fois le temps qui s’écoule entre la naissance et la mort et le rythme biologique qui s’impose à tous les vivants, une sorte de grand cycle naturel rythmé par l’alternance du jour et de la nuit et le retour des saisons.

Or, le travail, pour Arendt, renvoie à ces deux dimensions de la vie : il est ce qui permet de subsister, de vivre jusqu’à la mort, mais il est aussi une tâche sans cesse reprise, toujours renouvelée et cyclique. En effet, le travail renvoie au processus vital et au corps ; si le travail est mise en forme d’un produit, celui-ci est destiné à être consommé.

Or, qui consomme ce produit ? Rien d’autre que le corps.

Le corps devient alors une nouvelle source de force de travail. L’entretien de la force vital du corps permet ainsi la création de la force de travail.

Le lien avec la consommation devient alors évident : le corps doit assimiler le produit du travail pour pouvoir de nouveau travailler ; tel est précisément le cycle de la vie, le rythme biologique qui s’impose. Dans le deuxième temps du texte, Arendt met précisément l’accent sur la continuité entre travail et consommation en mettant en parallèle le travail et la digestion.

En effet, le travail est ce qui sans cesse doit revenir sur ce qu’il a fait : par exemple, labourer les champs (labour signifiant à l’origine travail, comme l’indique labor, travail en anglais) est une tâche que l’on doit accomplir régulièrement sous peine de laisser la terre à l’abandon.

Or, ce travail de labour est une destruction, une assimilation d’un paysage à l’origine hostile : il y a d’abord une forêt, que l’on défriche, ensuite on la laboure, puis c’est la période des semailles et enfin la moisson.

Le travail modèle donc son objet. De la même manière, la digestion, le corps qui assimile, détruit ce qu’il ingère : les sucs digestifs détruisent les aliments, la nourriture est transformée en énergie nécessaire au processus vital.

Mais, il n’y a pas qu’un simple parallèle entre travail et digestion, plutôt une continuité puisque le travail produit quelque chose de directement consommable, d’ingérable et de destructible.

Une fois que le travail a produit, par exemple, une récolte, celle-ci est consommée, c’est-à-dire proprement absorbée et digérée par les hommes ; le travail peut alors recommencer, en vue d’une nouvelle récolte. Dans un troisième temps, Arendt entend mettre en avant l’aspect destructeur du travail et de la consommation, notamment en les opposant à l’œuvre.

Il nous faut remarquer ici l’opposition centrale qu’il existe pour Arendt entre travail et fabrication.

La fabrication est l’œuvre de l’homo faber ; il s’agit de l’œuvre de nos mains, par opposition au travail du corps, produit par l’homo laborans. Alors que le travail est pris dans un cycle perpétuel, un processus vital sans fin où le corps a besoin du fruit du travail pour se nourrir et doit se nourrir pour travailler – alors que ce processus est un recommencement sans fin, la fabrication produit des objets achevés, qui s’ajoute au monde commun des objets et que l’on utilise, mais ne consomme pas.

L’usage, le fait d’utiliser, se rattache à la fabrication, comme le travail se rattache à la consommation. En somme, le travail ne produit que de la vie ; il entretient un corps qui travail et consomme pour travail.

A l’inverse, la fabrication produit des objets dont on se sert et qui durent.

L’homme qui fabrique est donc maître de la nature, puisqu’il la transforme en des objets précis, tandis que l’homme qui travaille et consomme en est le serviteur, puisqu’il fait toujours retour au cycle de la vie, à la « nécessité de subsister ». Arendt a donc raison de dire que l’œuvre, c’est-à-dire le produit de la fabrication, est plus destructrice que le travail vis-à-vis de la nature.

En effet, le travail produit quelque chose qui sera assimilé et comme rendu à la nature par cette assimilation.

A l’inverse, la fabrication arrache de la matière, produit un objet à partir de là, objet dont on se servira, qui ne sera pas consommé et rendu à la nature. Ainsi, dans ce texte, Arendt nous permet de saisir l’écart entre fabrication et travail, œuvre et vie, usage et consommation.

Il est certain que le travail et la consommation font partie intégrante de l’activité humaine et qu’en cela l’homme se rattache à la régularité biologique de la nature.

Cependant, le processus de fabrication se présente comme une spécificité de son activité : l’homme produit des objets, des outils, des instruments, dont il se sert.

Ceux-ci ne dépendent plus d’un simple processus de consommation, mais d’un usage proprement humain, durable dans le temps. Le risque est sans doute de mélanger ces deux ordres de valeur : si l’on parle aujourd’hui de société de consommation, ce n’est sans doute pas parce que l’on consomme beaucoup, mais parce que les objets fabriqués ne sont plus utilisés, mais consommés.

Les objets que nous utilisons ne durent donc plus dans le temps, mais sont constamment remplacés par des nouveaux modèles.. »

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