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A.Camus:"l'héroïsme est peu de chose, le bonheur est plus difficile." ?

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« La phrase de Camus frappe pour deux raisons : tout d'abord parce qu'elle s'offre à n o u s c o m m e u n e affirmation paradoxale, en effet selon le sens commun le héros est un être singulier, rare, courageux, et, suivant la même doxa le bonheur ne fait pas problème, il est une simple circonstance dont on ne peut que se réjouir.

Or Camus renverse ces représentations en disant en somme qu'il est plus difficile de faire l'expérience du bonheur que d'être un héros.

Mais c'est tout autant pour sa forme que pour son contenu que l'assertion de Camus retient notre intention ; sa concision et sa sécheresse tiennent lieu d'une argumentation implicite qu'il nous appartient désormais de faire surgir. I- Le pessimisme de Camus affleure dans la forme même de la phrase. Avant de déployer le fond, le sens, de l'affirmation de l'auteur il faut nous arrêter sur l'importance de sa mise en scène et sur la structure syntaxique qui la soutient.

En effet il faut relever à la fois la sécheresse de l'énoncé et le procédé syntaxique de juxtaposition qui en lie les deux termes (séparés par la virgule).

Le procédé de juxtaposition suscite la sécheresse de l'énoncé (sa concision) et par là même son caractère dogmatique.

Dogmatique puisque Camus n'argumente pas et se contente d'affirmer (on ne peut rien présupposer du contexte qui l'entoure). L'effet suscité repose donc essentiellement sur l'absence de lien fort, un argument ou une justification quelconque qui lierait les deux moment de l'affirmation.

Camus sacrifie l'argumentation au profit de l'effet, mais encore faut-il s'interroger sur le sens même de cette décision.

Le procédé employé renvoie à une intention de l'auteur, une intention pleine d e s e n s e t n o n pas gratuite.

Précisément, l'aspect gratuit (parce qu'injustifié) de l'énoncé est l'indice d'une dévalorisation de la rationalité : la vérité (ici une vérité existentielle), n'a pas à être démontrée, la dire suffit. La force du propos de Camus tient donc à ce qu'il n'est pas donné avec sa justification, Camus est un écrivain, non un philosophe, ce qui transparaît ici puisque l'auteur préfère persuader par un effet que convaincre par un argument.

Cette mise entre parenthèse d'une efficacité d e la raison, qui n'est que l'autre face d e l'apparente gratuité d e l'énoncé, laisse transparaître le pessimisme d e Camus. Pessimisme en effet puisque ici Camus fait comme si la vérité se passait de la raison et donc comme si la raison, finalement, ne pouvait rien changer à cette vérité.

Mais nous pouvons ajouter que c'est justement parce que la phrase de Camus est concise, voire elliptique, qu'elle se donne comme objet philosophique. II- L'héroïsme et le sacrifice de soi. Contre l'opinion Camus affirme donc deux choses : « le bonheur est plus difficile » que l'héroïsme et « l'héroïsme est peu de chose », au moins il est plus facile q u e le bonheur.

Nous commençons ici l'examen d e cette dernière affirmation.

C'est un paradoxe surtout à une époque où l'héroïsme de la résistance (que ce soit des combattants ou des « Justes », qui protégeaient et hébergeaient des juifs, en particulier des enfants) était valorisé et présenté c o m m e un sacrifice de soi au nom d e valeurs politiques et humaines plus élevées ; bref le résistant c'était ce héros moderne, rare et courageux. Ce serait un contresens de dire q u e C a m u s n i e le courage ou l'altruisme du héros et de lire en son propos une critique de l'héroïsme qui ne serait qu'une valorisation égoïste de soi.

Camus ne se prononce pas sur la valeur en soi de l'héroïsme, ce qui l'intéresse c'est la valeur en soi du bonheur, l'héroïsme ne sert ici que de point de comparaison et il est seulement dit qu'il est « peu de chose » sous entendu en regard de ce qu'exige le bonheur.

Or, que faut il entendre par ce « peu de chose » une fois toute intention critique écartée ? C'est en fait c o m m e expérience existentielle q u e l'héroïsme est « peu de chose », il est beaucoup d'un point d e vue politique ou humaniste (d'un point de vue abstrait quant à l'existence), mais « peu de chose » pour soi. C a m u s est en fait tout à fait conséquent quant au s e n s m ê m e de l'héroïsme : l'héroïsme paraît difficile d'un point de vue extérieur, mais pour celui qui l'incarne en première personne on peut dire qu'en quelque sorte cela va de soi puisque précisément choisir de commettre un acte héroïque c'est se mettre au service de quelque chose de plus important que soi.

Dès lors se sacrifier ce n'est que « peu de chose » puisque ce que le héros sacrifie ce n'est plus qu'un moyen, en l'occurrence lui-même.

Une fois que l'homme fait le choix de subordonner sa propre existence au service d'une cause (et le martyre, par distinction, ne fait pas forcément le choix) l'assumer va de soi en tant que précisément le soi est moindre que la fin qu'il sert. III- De la difficulté du bonheur. D'un point de vue existentiel le bonheur est « plus difficile » que l'héroïsme, il est plus difficile de faire l'expérience du bonheur que de risquer sa vie, plus difficile de s'épanouir que de mourir.

Le bonheur a toujours été un thème problématique pour la pensée mais généralement la difficulté consistait à trouver un moyen d'atteindre ou de conserver le bonheur, or pour Camus c'est le bonheur en soi, une fois acquis, qui fait problème.

Le caractère existentiel du problème est souligné par la comparaison avec l'héroïsme : il en va de mon existence, en un sens vital, dans l'épreuve du bonheur. Camus suggère même que mon existence se joue peut-être davantage dans l'affection du bonheur que dans l'action héroïque ; autrement dit faire l'épreuve de soi même est une affaire essentiellement privé, l'héroïsme s'il repose sur une décision personnelle est aussi une adresse au monde qui m'entoure, au regard d'autrui.

En revanche le bonheur n'engage rien de politique, de transcendant ni de symbolique ; dans le bonheur le Je reste seul avec lui-même, ne se dépasse vers aucune signification ni intention, il est ce que Michel Henry nommerait un mode de l'auto-affection. Or précisément c'est là que se joue la difficulté : c'est dans le bonheur compris comme modalité de la solitude que j'ai le sentiment de ma propre existence tandis que l'héroïsme, parce qu'il est dépassement vers autre chose q u e s o i m ê m e m e m a s q u e la dimension sensible et affective de mon existence en la recouvrant d'une signification symbolique.

Dans le bonheur mon existence ne peut plus se rattacher à aucun idéal, je fais l'épreuve de ma propre contingence ; si j'existe comme héros ma vie a un sens mais le simple bonheur me met en face de l'absurdité de mon existence : elle apparaît comme sans raison, injustifiée et insupportable en raison de son apparente gratuité. Conclusion : L'héroïsme est une obnubilation : l'existence parce qu'elle est vêtue d'un sens, en l'occurrence mise au service d'idéaux, ne fait pas problème, l'individu se transcende lui-même et échappe ainsi à l'épreuve de sa solitude.

Le bonheur fait surgir au contraire l'acuité de la conscience d e soi et le non sens d e l'existence, en effet dans le bonheur je dois assumer une existence q u e rien ne justifie.

Le bonheur, comme corrélat de la vie simple est donc une expérience plus difficile que l'héroïsme impersonnel (en effet comme symbole, le héros est u n e figure impersonnelle malgré les effigies qu'on construit à son image) parce q u e justement plus rien ne soutient mon existence.

Aussi, d a n s u n e telle perspective existentialiste, bonheur et angoisse ne font pas alternative : parce qu'elle est injustifiée, l'existence provoque l'angoisse (qui se distingue de la peur, comme l'a montré Heidegger, en cela qu'elle est sans objet, et précisément dans l'expérience du bonheur m a vie s e révèle comme sans objets).

Bien sûr une telle conception présuppose que le bonheur est l'occasion d'une expérience de soi davantage qu'un appel du monde à soi (l'existence ne pose pas problème si l'on postule que l'objet du bonheur suffit à la justifier, ce que Camus ne fait pas).. »

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