Marie Krysinska : l’omission d’une poétesse à l’origine d’une révolution poétique
Publié le 11/12/2023
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«
Marie Krysinska : l’omission d’une poétesse à l’origine
d’une révolution poétique
Figure 1 : Marie Krysinska photographiée par Wilhem Benque vers
1880
« Il y aura, un jour, quelqu’un pour se souvenir de nous » 1.
Sappho écrit chttps://admin.devoir-de-philosophie.com/documents/image/ZmlsZS9wcmV2aWV3LzliaTFpdTNxeHJnMTgycWwwajU3d3J0My85LnBuZyEjfDQzISN8Zg==e vers prophétique dans un des fragments qui nous
sont parvenus de son œuvre.
Si nous nous souvenons encore
aujourd’hui de Sappho – et pour des raisons d’ailleurs souvent
davantage
politico-sociales
que
littéraires
–
ce
n’est
pas
nécessairement le cas des femmes qu’elle a pu inspirer et/ou qui
1
Sappho, traduction et présentation d'Yves Battistini.
Odes et fragments.
Paris,
France : Gallimard, 2005.
ont marché dans ses pas et entrepris l’élaboration d’une œuvre
poétique, dans un monde littéraire dirigé par des hommes.
Au
contraire,
trop
souvent
les
femmes-poètes
ont
été
systématiquement effacées de la mémoire collective : preuve en
est, nous ne retrouvons aujourd’hui que très peu de femmes
poètes
(ou
même
femmes
auteurs)
dans
les
programmes
scolaires, si ce n’est pas aucune.
Pourtant, bon nombre de ces
femmes à qui nous avons volontairement nié l’accès à la postérité,
ont joué un rôle important dans l’évolution de la poésie française.
C’est le cas notamment de Marie Krysinska.
Née à Varsovie en
1857 et morte à Paris en 1908, Marie Krysinska, après une
formation en musique au Conservatoire de Paris, s’impose comme
une poétesse accomplie dès 1882 avec la publication de ses
poèmes dans un certains nombres de revues littéraires.
Elle côtoie
et anime des salons fréquentés par les plus grands noms de la
poésie, et en particulier de la poésie surréaliste, de l’époque.
Acclamée par les uns, ridiculisée par les autres, Krysinska ne passe
pas inaperçue pour quiconque approchait la scène littéraire
française de la fin du XIXe et début du XXe siècles.
Néanmoins,
son nom est, aujourd’hui, pour ainsi dire, passé dans l’oubli, et ce
même dans les cercles d’amateurs de poésie.
Pourtant, n’étant pas
seulement auteure de poèmes, elle écrit un certain nombre de
textes critiques et théoriques qui répondent notamment à ceux qui
tentaient de réduire la valeur de son œuvre et/ou de l’évincer de la
scène littéraire.
Nous allons, à travers l’étude de sa poésie mais
également des théories qu’elle avance, tenter de mettre en valeur
le travail de Marie Krysinska et d’apprécier l’importance de son
œuvre dans l’évolution de la poésie française.
Nous avançons
notamment l’idée assez admise que Krysinska est une figure
majeure de l’apparition du vers libre en France mais également
l’idée qu’elle présente une conception de la poésie et du génie
poétique qui ne fait aucune concession à ses confrères masculins.
Pour cela, nous procéderons à un développement en trois parties.
Tout d’abord, nous travaillerons sur la réception mitigée des
travaux de cette femme dans un milieu pratiquement entièrement
masculin.
Ensuite, nous étudierons ce que nous considérons être
une conception de la poésie propre à la poétesse et qui se veut
sans concession aux attentes des poètes masculins de l’époque –
nous analyserons particulièrement l’importance pas seulement
esthétique mais également politique du vers libre chez Krysinska.
Enfin, nous aborderons la notion de génie comme comprise par la
lecture de ses poèmes mais également comme théorisée par la
poétesse elle-même.
Krysinska avait une place, si l’on puit dire, privilégiée au sein
des cercles littéraires pour une femme à son époque.
En effet, elle
était membre de plusieurs clubs littéraires à majorité masculine
écrasante comme les Hirsutes, les Jemenfoutistes, les Zutistes
ainsi que les Hydropathes dont elle était d’ailleurs la seule femme
membre.
Ces clubs se réunissaient au cabaret le Chat Noir où elle
est alors la seule femme à se produire : elle compose et joue des
accompagnements notamment pour des vers de grands poètes
comme Baudelaire ou Verlaine.
Sa participation à ces clubs lui
permet également d’accéder à la publication de ses propres textes
assez rapidement dans plusieurs revues littéraires comme La Vie
Moderne, La Revue du Chat noir et dans La Revue indépendante.
En somme, Marie Krysinska se fait une place et un nom sur la
scène littéraire et musicale de l’époque d’une manière assez
impressionnante pour n’importe quel poète mais d’autant plus pour
une femme poète.
Adrianna M.
Paliyenko nous invite d’ailleurs à
considérer la popularité de la poétesse à travers la lecture d’une
strophe de « La Marseillaise des chats noirs » publiée en 1883
dans La Revue du Chat noir :
V’là Krysinska, dans sa robe d’aurore,
(Chante, ô mon luth, et vous, sonnez, sonnets!)
Pour célébrer la diva qu’il adore,
Tout le Chat noir répète en polonais:
(REFRAIN:)
Encore un coup d’aile dans l’ bleu,
V’là l’Idéal qui passe,
Encore un coup d’aile dans l’ bleu,
L’ bourgeois n’y voit qu’ du feu!2
Cette strophe qui lui est entièrement consacrée montre en
effet la grande popularité de la poétesse, voire l’admiration qu’elle
suscitait.
Pourtant, bien que sa popularité soit surprenante pour
une femme poète, les critiques qu’elle reçoit, elles, ne le sont pas.
Comme beaucoup de ses consœurs, on dénigre à la fois ses talents
de poétesse mais également son train de vie.
On l’accuse
notamment d’être trop bohème, débauchée ou encore alcoolique.
Lucien Aressy nous rapporte même une chanson que Frédéric
Auguste Cazals, pourtant ancien co-membre avec Krysinska des
Décadents, écrit sur la poétesse pour la ridiculiser dont voici un
extrait :
Krysinska n’a qu’un défaut
C’est le défaut d’ la cuirasse!
Il en faut, pas trop n’en faut,
Sapho n’était point si grasse.
Quand ell’ fait parler son cœur
Les symbolistes sourient
2
Paliyenko, Adrianna M.
« Marie Krysinska on Eve, Evolution, and the Property
of Genius ».
In Genius Envy, 227-56.
Women Shaping French Poetic History,
1801-1900.
Penn State University Press, 2016.
http://www.jstor.org/stable/10.5325/j.ctt1wf4ct1.13.
Et prenant un air moqueur
En chœur les romans s’écrient :
Laissez passer cett’ cris’ là,
La crise à Kry (bis),
Laissez passer cett’ cris’ là,
La crise à Krysinska!3
Frédéric Auguste Cazals la compare alors à une Sappho plus
« grasse », plus vulgaire encore que l’originale (Sappho ayant déjà
la réputation d’avoir une sexualité assez débridée) et que cela se
ressent dans ses vers.
La comparaison avec Sappho est typique
des
critiques
que
l’ont
fait
des
poétesses
de
l’époque,
particulièrement lorsqu’il s’agit de les dénigrer.
Il lui fait également
le reproche sous-entendu qu’elle serait hystérique avec l’idée de
crise.
Encore une fois, le reproche de l’hystérie est un topos de la
critique de la poésie féminine.
La poésie féminine est bien souvent
considérée comme trop émotionnelle, pas assez réfléchie et les
poétesses elles-mêmes ont souvent le droit au reproche de n’être
pas maitresses de leurs émotions.
Cazals s’attaque par ailleurs
certainement, en évoquant les idées de cris et de crise, aux
réponses de Krysinska face aux critiques qu’elle reçoit, ainsi qu’à
ses revendications.
On peut effectivement imaginer qu’il lui
reproche d’être notamment entrée en guerre avec Gustave Kahn
au sujet du vers libre.
En effet, Gustave Kahn et Marie Krysinska se disputent dans
plusieurs textes l’initiative du vers libre4.
Gustave Kahn publie en
3
Aressy, Lucien, fantaisie-préface de Rachilde.
Verlaine et la dernière bohème.
Paris, France: Jouve, 1947, page 57.
4
Pour plus de détails, voir : Brogniez, Laurence.
« Marie Krysinska et le verslibre : l’outrage fait aux Muses ».
In Masculin / Féminin dans la poésie et les
poétiques du xixe siècle, édité par Christine Planté, 421-36.
Littérature &
idéologies.
Lyon : Presses universitaires de Lyon, 2019.
http://books.openedition.org/pul/6465.
1885 dans la revue La Vogue un ensemble de poèmes de Rimbaud,
Laforgue et lui-même qu’il déclara plus tard dans des écrits
théoriques comme ayant créé le vers libre.
Pourtant, Symphonie
en gris paraît dans Le chat noir en 1881.
Ce poème de Krysinska
est alors déjà en vers libres.
La poétesse ne se laisse pas faire et
répond à cette omission probablement volontaire.
Christine Planté
nous indique d’ailleurs qu’elle est « la seule femme écrivain qui ait,
à la fin du siècle, haut et fort revendiqué la paternité - ou plutôt la
maternité - d'une forme littéraire »5.
Elle écrit alors dans un essai
en 1891 intitulé « De la nouvelle école » :
« Quant aux libertés défi nitives prises avec le mètre et la
rime, eff ort tendant à constituer un nouveau mode
prosodique, et quant à l’initiative de réaction— par le retour
vers un symbolisme impressionnel—contre le réalisme et le
souromantisme qui sévissaient en poésie, je me vois forcé à
en réclamer pour moi- même la priorité de date; ayant dès
1881 publié dans la Vie Moderne et le Chat Noir, les
premières pièces des Rythmes pittoresques où l’on
retrouvera aussi les recherches de tels eff ets musicaux, des
retours de phrases identiques ou renversées, qui eurent
l’honneur d’être adoptées par les Christophe Colombs du
Symbolisme.
»
Paliyenko nous rappelle par ailleurs que l’accord masculin de
l’adjectif « forcé », même s’il s’agit probablement d’une erreur de
publication de la part des typographes trop habitués à imprimer
des textes écrits par des hommes, montre bien la domination
masculine dans le milieu de la poésie et de la critique littéraire 6.
5
Planté, Christine.
« La place des....
»
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