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VALEUR DE L'HABITUDE ?

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« L'habitude, c'est l'incarnation de l'esprit et, sous ses formes les plus humbles, l'adaptation d'un organisme vivant à une tâche ou à une situation.

Esprit ou vie, l'habitude a exigé un effort d'adaptation.

Cependant, le succès même de cet effort risque de se retourner contre la puissance créatrice dont il est le chef-d'oeuvre.

Une adaptation toute faite peut me détourner des efforts futurs.

Ainsi l'habitude est ambiguë.

Mes habitudes sont l'oeuvre de ma volonté, mais ma volonté peut s'endormir en elles. 1° LES AVANTAGES DE L'HABITUDE L'habitude n'est pas cet automatisme rigide, limité à l'exécution d'une tâche déterminée que les théoriciens associationnistes et mécanistes ont décrit; nous avons vu que l'habitude était un «schème» assez général, «transportable» à une multiplicité de tâches analogues.

C'est ainsi qu'un champion de la conduite automobile s'adaptera plus vite qu'un autre à une voiture de marque nouvelle.

L'habitude est au service de l'initiative et de l'innovation qu'elle peut faciliter, bien loin de les interdire.

N'est-ce pas l'orateur le plus exercé qui est aussi le plus capable d'improviser quand il le faut? Les schèmes de l'habitude sont parfois d'autant plus souples et plastiques qu'ils sont plus profondément ancrés en nous.

Le «chauffeur du dimanche» peut être victime de ses propres automatismes précisément parce que la conduite n'est pas pour lui une véritable habitude.

Dans la même situation, l'automobiliste exercé aurait montré plus d'initiative, aurait évité l'accident. Adaptation toute faite, pour une grande part inconsciente, l'habitude apparaît par là même comme une économie de volonté.

C'est une sorte de capital dont on bénéficie, une réserve où l'on peut puiser à tout moment.

On l'a souvent dit : si l'habitude n'existait pas, des actes aussi simples que s'habiller ou se déshabiller suffiraient à l'emploi d'une journée entière.

L'habitude libère la conscience et la volonté pour des tâches nouvelles.

C'est ainsi que ma culture est comme un système d'habitudes de mon esprit sur lequel je prends appui pour acquérir des connaissances nouvelles.

«Ce que je sais intellectuellement, dit M.

Ricoeur, ne m'est pas présent différemment de ce que je sais faire avec mon corps.» Par exemple, pour lire un nouveau livre de philosophie, je mobilise un savoir ancien, des habitudes intellectuelles bien ancrées.

Ces préconceptions, ces prénotions me permettent de comprendre ce que je lis : «Le savoir c'est ce que je ne pense pas mais au moyen de quoi je pense.» On pourrait dire de toute habitude ce qu'on vient de dire de la culture.

L'habitude est un potentiel qui sert de point d'appui à la réflexion et à la volonté pour un nouvel essor. 2° DANGERS DE L'HABITUDE D'après Rousseau, «la seule habitude qu'on doit laisser prendre à l'enfant est de n'en contracter aucune ».

Cette formule méconnaît les avantages de l'habitude, mais la sévérité de Rousseau à son égard peut souvent se justifier.

Si l'habitude est un ensemble de dispositions parfois assez souples, il arrive que cette marge de souplesse et de plasticité soit dangereusement réduite.

L'habitude devient alors routine, les «schèmes» laissent la place aux «stéréotypes».

L'être vivant condamné à la répétition devient machine, il ne peut plus faire autre chose que ce qu'il a appris à faire.

Toute innovation devient impossible.

L'habitude, disait Rousseau, a «tué l'imagination ».

L'habitude peut mécaniser mes actes, à plus forte raison lorsque la machine elle-même intervient (la routine du geste automatique à l'usine risque de dépersonnaliser l'ouvrier).

L'habitude peut figer ma vie affective et ma vie intellectuelle. En quel sens l'habitude nuit-elle à l'épanouissement des sentiments? D'abord parce que l'habitude émousse parfois le sentiment.

Rousseau disait que le spectacle continu de la misère durcit le coeur.

Mais aussi parce que l'habitude peut empêcher la maturation, l'enrichissement de notre vie affective en l'emprisonnant dans ses formes anciennes, par exemple dans ses formes infantiles.

Les psychanalystes ont décrit ces «habitudes morbides de l'affectivité» qui constituent les névroses, par exemple, le sentiment de crainte à l'égard du père qui persiste bien au-delà de l'enfance et qui revit sous forme de timidité (timidité nuisible à la bonne adaptation du sujet) à l'égard de tous ceux qui sont pour l'inconscient le substitut du père : le professeur, l'officier, le patron.

Le transfert psychanalytique n'est-il pas le signe que la «névrose» est en quelque sorte une habitude ? On a dit très justement que le névrosé est un homme «qui a perdu l'initiative affective». Dans le domaine de l'activité intellectuelle, l'habitude offre les mêmes dangers.

«Psychanalysant» la connaissance préscientifique ou pseudoscientifique, Bachelard' dénonce ce «facteur d'inertie» qui fait qu'une idée nous paraît évidente lorsqu'elle nous est très familière.

On risque de perdre tout esprit critique à l'égard des concepts qui servent le plus souvent.

L'habitude constitue ainsi un «obstacle épistémologique» redoutable et Bachelard cite à ce propos la boutade d'un épistémologue «irrévérencieux» : «Les grands savants sont utiles à la science dans la première moitié de leur vie, nuisibles dans la seconde moitié.» Einstein a prétendu que Faraday devait une part de son génie à l'insuffisance de ses connaissances scolaires.

Sa puissance d'intuition n'avait pas été paralysée par les habitudes intellectuelles qui sont contractées au cours de la formation universitaire traditionnelle.

L'excès de culture peut étouffer le génie.

En s'appliquant trop exclusivement à retenir ce que les autres ont pensé, il arrive qu'on n'ait plus rien à penser soi-même, qu'on ne puisse plus découvrir et créer.

L'homme cultivé serait alors cet «eunuque du savoir» que Nietzsche a raillé.

Et n'oublions pas l'exemple de Descartes pour lequel la conquête du vrai implique une rupture avec sa culture, avec les habitudes de penser de son temps. La pensée conceptuelle qui repose sur des habitudes puisqu'elle intègre les faits singuliers à des cadres tout préparés appauvrit quelquefois notre vision de l'univers : «Un enfant, note Jean-Richard Bloch, tombe en arrêt devant une merveille d'azur sombre, il s'exclame, son admiration appelle le monde entier à sa rescousse.

Une grande personne passe; c'est une personne informée et qui lit un journal; elle risque un oeil et sur un ton à demi scandalisé, à demi soulagé, elle dit : «Eh bien? C e n'est qu'un scarabée».

Ayant ramené la sensation vierge dans le cadre de la nomenclature, ayant fait entrer l'accident possible dans le déjà vu, elle se tranquillise et s'éloigne». L'art serait une tentative d'exorciser l'habitude, de retrouver la signification naïve et originelle du monde 2.

Mais l'artiste peut être à son tour victime de l'habitude.

Le génie fait école.

C e qui fut nouveauté hardie tourne à l'académisme.

Les découvertes révolutionnaires se pétrifient en poncifs.

Toutes les valeurs humaines peuvent être corrompues ou tout au moins ternies par l'habitude.

Bergson a montré par exemple que les routines de la morale commune ne sont que les anciennes initiatives des héros et des saints. Telle est au sens où l'ont montré par exemple Emmanuel Mounier et Jean Lacroix — la tragique condition de l'esprit : d'une part, l'esprit ne vit que de ses oeuvres, c'est-à-dire de ses habitudes.

La volonté si elle ne s'incarnait en disciplines précises ne serait qu'impuissant désir.

L'art s'il ne créait pas d'oeuvres ne serait que rêve.

La religion ne survivrait pas à la disparition des églises organisées.

La morale n'existerait pas sans règles et sans coutumes.

Et que deviendrait la pensée sans le langage? Mais, d'autre part, les oeuvres de l'esprit qui l'expriment et l'incarnent se retournent parfois contre lui parce qu'elles le figent, l'emprisonnent dans les mailles bien serrées de l'habitude.

Les règles trop strictes font de la morale une routine. Les églises peuvent figer la religion en la codifiant.

Le droit écrit peut paralyser la justice vivante (summum jus, summa injuria) ; le langage peut trahir la pensée.

L'habitude donne à l'esprit un corps mais il arrive que le corps demeure, c'est-à-dire la routine l'automatisme tout fait, et que l'esprit s'en aille.

«Une âme morte, disait Péguy, c'est une âme complètement habituée.» Au départ fidèle servante, utile intermédiaire, l'habitude va devenir cette étrangère que flétrissait le poète : «Là où il y a médiation, écrit Mounier, l'aliénation guette.». »

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