Qu'est-ce qu'une preuve ?
Extrait du document
«
Introduction.
On a défini la science «l'union des travailleurs de la preuve» (G.
BACHELARD).
Mais qu'est-ce exactement qu'une preuve?
Dans quels cas doit-on prouver? Doit-on toujours prouver? Et comment doit-on le faire?
1.
Nature de la preuve.
A.
— E.
GOBLOT a fort bien défini la preuve en disant que c'est «un fait purement intellectuel, ou un ensemble d e faits purement
intellectuels, qui est la condition suffisante d'un autre fait intellectuel ».
Expliquons cette définition.
Nos jugements et nos croyances sont
souvent déterminés par des facteurs tout autres qu'intellectuels : préjugés sociaux, tendances diverses, sentiments, passions, etc.
Mais, si
fortes que puissent être parfois ces influences extra-intellectuelles, elles ne sont pas des preuves, elles ne constituent pas des raisons
logiques d'adhérer à une proposition.
B.
— La preuve est en effet ce qui établit la vérité de cette proposition.
Or, réserve faite des vérités morales qui pourraient seules ici
faire question, «la vérité, comme le dit encore GoBLOT, est indépendante du caractère, de la volonté, du sentiment et des passions :
toutes les conditions d e l'idée vraie se trouvent dans les seules idées ».
Autrement dit, la vérité est de l'ordre de l'intelligible ; elle
consiste à reconstruire sur le plan des idées ,ou des concepts ce qui est d'abord aperçu sous forme sensible ou intuitive.
La preuve doit
donc se situer, elle aussi, sur ce plan de l'intellectuel pur.
II.
Où doit-on prouver ?
Ces considérations nous fournissent la réponse à la deuxième question : où, dans quels cas doit-on prouver? D'après ce qui vient d'être
dit, la preuve n'est à sa place que dans le domaine proprement intellectuel, lorsqu'il s'agit d'établir la vérité.
Par suite :
A.
— La preuve n'a rien à voir dans le domaine extra-intellectuel, c'est-à-dire dans le domaine sentimental, ou dans le domaine
esthétique où il s'agit de beauté et non de vérité ; au sens propre, une oeuvre d'art ne prouve rien et on ne peut non plus prouver qu'elle
a une valeur esthétique ;
B.
— Il existe en outre un domaine supra-intellectuel, celui des vérités religieuses et de la foi ; à proprement parler, on ne prouve pas
un dogme, nous disent les théologiens, on peut seulement apporter à son appui des « motifs de crédibilité » qui sont extérieurs à son
contenu intellectuel ;
C.
— Enfin, dans le domaine intellectuel lui-même, il faut distinguer le travail de la recherche et de la découverte et celui de la preuve
; en général, la vérité se découvre par intuition ; la preuve n'intervient qu'après coup pour la confirmer.
III.
Comment on doit prouver ?
Mais, si la preuve est toujours de l'ordre intellectuel, elle se présente cependant sous des formes différentes dans les différents domaines
du savoir.
A.
— Dans le domaine rationnel pur, comme en Mathématiques, la preuve est, elle aussi, non seulement d'ordre intellectuel, mais
rationnel, c'est-à-dire qu'elle part de principes abstraits à partir desquels elle construit déductivement la proposition à prouver : tel est le
cas de la démonstration mathématique.
B.
— Dans le domaine expérimental, comme dans les Sciences physiques, biologiques, etc., la preuve se fait par induction.
Le point
de départ n'est plus un principe abstrait : ce sont les faits.
Mais, dans ces faits, on isole par analyse certains éléments abstraits avec
lesquels on construit une hypothèse qui, une fois confirmée par l'expérience, devient une loi.
La preuve semble donc se ramener ici à la
vérification expérimentale.
Mais, en réalité, l'induction s'accompagne de toute une analyse conceptuelle qui, à la différence de ce qui se
passe en Mathématiques, est soumise au contrôle d e l'expérience.
Au fond, la preuve s'effectue donc, ici encore, sur le plan de
l'intelligible substitué au sensible.
C.
— Il y a un domaine où la preuve prend une forme toute spéciale : c'est l'histoire.
Le point de départ, le donné, ce sont ici les
documents, et il s'agit de prouver les faits à l'aide des documents.
Mais, au fond, la preuve est beaucoup moins dans les documents euxmêmes que dans leur concordance, c'est-à-dire encore dans un fait d'ordre intellectuel.
D.
— Peut-on parler de preuve en Morale ? Si les vérités morales ne peuvent être, à proprement parler, ni démontrées ni vérifiées,
puisqu'elles sont faites de jugements de valeur, elles ne sont pourtant pas gratuites, subjectives, variables au gré de l'arbitraire individuel.
Les valeurs sont, comme a dit A.
LALANDE, synnomiques ; elles présentent, selon l'expression d'E.
DUPRÉEL, une certaine consistance.
Dès
lors, elles sont bien susceptibles d'une certaine justification, sinon d'une preuve au, sens rigoureux du terme.
Cette justification consistera
à les montrer impliquées dans notre vie morale effectivement vécue, à les intégrer dans une conception de l'existence de l'être humain
pris dans sa totalité, compte tenu de la hiérarchie des divers éléments qui constituent sa nature.
IV.
Doit-on tout prouver ?
Ces remarques nous permettent de répondre à la dernière question : doit-on tout prouver?
A.
— Nous avons déjà posé une double limite au travail de la preuve : on ne prouve ni ce qui est extra-intellectuel, ni ce qui est supraintellectuel.
B.
— Dans le domaine intellectuel même : 1° la preuve par déduction suppose des principes premiers qui sont indémontrables, soit parce
que, comme les axiomes proprement dits, ils sont évidents par eux-mêmes, soit parce que, comme les postulats, ils sont conventionnels
; — 2° la preuve par induction suppose, à sa base c o m m e à son terme, des données empiriques, celles des faits, qui sont objet de
constatation, mais non de preuve ; ces données doivent être toutefois analysées, interprétées et, le plus souvent, mesurées ; — 3° la
preuve historique suppose de même des documents qui sont des données, mais dont on doit contrôler l'authenticité et, si ce sont des
témoignages, la véracité ; — 4° la preuve morale implique certains «jugements de valeur primitifs» sans lesquels on ne peut rien prouver,
et ce serait une «fausse exigence de la raison») que de vouloir que ces jugements fondamentaux fussent eux-mêmes appuyés de preuve
: « Si quelqu'un n'admet aucune affirmation de la forme : "Mieux vaut ceci" ou "Il faut faire cela", la demande» d'une preuve en matière
normative est de sa part un pur non-sens.
C'est pourquoi nous avons dit ci-dessus que ces jugements de valeur fondamentaux devaient
être dégagés, par explicitation réflexive, de notre vie morale effectivement vécue.
Conclusion.
De ce qui précède, il résulte que la preuve consiste toujours à établir un système d'ordre intellectuel auquel on intègre la
proposition, le fait, la croyance à prouver.
Mais, bien entendu, ce système ne peut être construit, en quelque sorte, ex nihilo : il suppose
toujours, soit des principes premiers, soit des données empiriques, soit des prises de position en présence des problèmes moraux..
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