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Qu'est-ce que penser avec rigueur ?

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« [Introduction] Le manque de rigueur dans la pensée semble un défaut grave : ne reproche-t-on pas volontiers à celui qui s'en rend coupable de dire n'importe quoi, ou de ne pas savoir réfléchir ? Mais la « rigueur », même si elle paraît souhaitable, et en admettant que l'on puisse en fournir une définition simple, peut-elle intervenir de la même façon dans tous les domaines de la pensée ? Car « penser » s'effectue de façon différente selon qu'il s'agit de la vie quotidienne, de mathématiques ou de physique.

Qu'est-ce alors que « penser avec rigueur » ? Est-il possible de repérer des critères de cette rigueur qui puissent s'appliquer à tous les domaines de la pensée ? Et suffit-il de penser avec rigueur pour être sûr de penser « bien » — en entendant dans ce dernier terme son acception non seulement logique, mais aussi morale. [I.

La rigueur dans l'a priori] Le modèle de la rigueur dans la pensée est classiquement fourni par l'univers logico-mathématique.

Lorsque Aristote élabore sa logique, c'est bien comme « outil » (puisque c'est la signification de son Organon) nécessaire à la pensée, et dont l'application doit garantir qu'elle s'effectue comme il faut.

Définir la logique comme « art de penser », ce n'est que souligner autrement que la pensée doit respecter les règles d'une technique (« art » au sens ancien) particulière.

Cette technique est toutefois indifférente au « contenu » de la pensée, qui ne la concerne en rien : il serait ainsi possible de penser à propos de n'importe quoi, pourvu que l'on pense correctement, c'est-à-dire en respectant les règles instituées.

Parmi ces dernières, celles qui concernent la déduction seront particulièrement marquantes dans l'histoire de la philosophie, puisque le syllogisme apparaîtra durablement comme le modèle de la déduction simple. Or la théorie du syllogisme élaborée par Aristote ne s'intéresse qu'à l'aspect formel de l'enchaînement qui doit lier les propositions.

Un syllogisme peut être « absurde » — c'est-à-dire sans aucun rapport avec le « réel » — par ce qu'il énonce (par son contenu « empirique »), seule important la forme de l'enchaînement qu'il propose.

Et la rigueur semble d'autant plus exigible que le discours ne porte en quelque sorte sur rien, qu'il tourne « à vide ». C'est ce qui se confirme lorsqu'on s'intéresse aux mathématiques : Descartes en apprécie la rigueur extrême, mais en signalant qu'elle est précisément dûe au fait que la pensée n'y est encombrée par aucune référence aux objets empiriques, et peut donc se concentrer uniquement sur les enchaînements déductifs que l'on y produit.

Lorsque Spinoza entreprend de présenter sa pensée de la manière la plus évidemment rigoureuse, c'est en conséquence en prenant modèle sur la « façon des géomètres » : il commence par poser une série de définitions, d'axiomes et de postulats, et procède ensuite par déduction de théorèmes.

De la sorte, l'Éthique se propose comme un ouvrage parfaitement contraignant pour le lecteur, dont la rigueur est incontestable : pour peu que l'on en admette les « propositions premières », on est obligé de reconnaître la validité de ce qui s'en déduit. La rigueur logico-mathématique est ainsi exemplaire, parce qu'elle est, comme le dira Kant, fondée sur l'a priori : c'est l'esprit humain qui y définit ses concepts, et qui n'obéit pas à d'autres règles que celles dont il a également décidé.

La cohérence est ainsi totale, puisqu'on n'attribue aux « objets » sur lesquels on pense que les qualités que leur fournissent les définitions que l'on a d'abord posées. [II.

Penser rigoureusement l'univers empirique] Mais la pensée ne s'exerce pas qu'à propos d'un monde dont elle se donne ainsi simultanément les constituants et les règles de constitution ou de transformation.

Elle s'exerce aussi à propos de la réalité telle qu'elle nous entoure, et telle que nous en percevons certains aspects.

De ce point de vue, si l'exigence de rigueur doit être maintenue, il semble nécessaire de la comprendre de manière nouvelle. On différencie en logique la vérité formelle (qui caractérise les mathématiques) et la vérité empirique ou matérielle (que l'on attend des autres disciplines scientifiques).

La seconde apparaît plus complexe à constituer, dès lors que l'on y tient compte de l'univers empirique.

L'esprit ne peut plus définir par décrets ses objets et ses lois, il lui faut mettre au point un « langage » et des concepts adaptés à ce qu'il peut saisir du monde.

On sait que, historiquement, les sciences dites expérimentales n'ont pu se former sérieusement qu'en se détachant du modèle strictement déductif où les avait maintenues le prestige de la tradition aristotélicienne.

À l'idée d'une nature révélant d'elle-même ses lois à une raison passive, dont le seul travail consistait à recueillir les informations du monde, à les classer et à les ordonner pour formuler les lois du réel, se substitue alors le principe d'une activité expérimentale, qui interroge les phénomènes de la nature — étant admis (mais lentement) que la nature, comme le dira Kant, ne dévoile son fonctionnement qu'à la condition qu'on lui pose des questions précises. Dans ce nouveau contexte, penser avec rigueur acquiert une signification plus complexe.

Il s'agit désormais d'instaurer des protocoles expérimentaux, d'en opérer une lecture correcte, d'en transposer les acquis dans un langage lui-même « rigoureux », aux concepts univoques, et de formuler des lois mathématisables.

À chaque élément de l'expérience doit correspondre un symbole, à la définition stricte et complète.

Aux exigences de rigueur formelle s'ajoutent d'autres exigences, concernant la rigueur du vocabulaire utilisé, des mesures effectuées, des instruments utilisés, etc. Lorsqu'un des éléments nécessaires à l'élaboration de ces sciences progressera, c'est toute l'élaboration scientifique qui se trouvera remise en question : une observation plus précise, une expérience plus fine permettent de modifier une loi.

Contrairement à la rigueur mathématique, qui reste la même à travers la durée historique (du moins à l'intérieur d'un système), la rigueur de la pensée scientifique est susceptible de se transformer, de progresser en fonction du perfectionnement inlassable de ses différents outils (où l'on doit inclure aussi les symboles mathématiques qu'elle utilise).

Penser avec rigueur, c'est alors élaborer des lois et des théories rendant compte d'un aspect de plus en plus général des phénomènes naturels, en ne craignant pas, comme l'a montré Bachelard, de contredire l'étape antérieure de la rigueur scientifique.. »

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