qu'est-ce que notre passé ?
Extrait du document
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Qu'on le veuille ou non, notre passé tient une grande place dans la vie de l'homme.
Présent et avenir ne sont jamais des
commencements absolus; et l'homme, par sa temporalité, possède une dimension historique qui est faite, en partie, du refus ou de
l'acceptation de son passé.
C'est que notre passé n'est pas un jadis qui s'estompe dans la nuit et dont nous pourrions nous
désintéresser; il n'est pas non plus un quelque chose que l'on regarderait du dehors, comme le visiteur du musée contemple l'oeuvre de
l'artiste grec ou médiéval.
Qu'est-ce que notre passé ? Il est un ancien présent qui demeure : "Il n'y a pas de jadis auquel, tandis que luim ê m e dure, l'homme ne puisse conférer l'actualité de son propre présent." (GILSON, L'être et l'essence, p.
308.) Nous voudrions le
montrer en cherchant en quoi notre passé occupe une place dans notre vie présente, à la fois sur le plan psychique et sur le plan moral.
Dans ma vie psychique, mon passé, pour avoir été un jour mon présent, oriente ma vie d'aujourd'hui et mon avenir.
Dans ma vie morale,
mon passé engage ma responsabilité de personne libre et tombe sous le jugement de ma conscience, qui doit l'assumer.
Mon passé est donc la source et la nourriture de ma personnalité psychique et morale.
Sa nature veut qu'il demeure à travers mon histoire
sous la forme d'une présence parfois mystérieuse, mais toujours vivante.
I.
Le passé de ma vie psychique.
— Je suis mon passé parce que mon passé fut un jour mon présent.
Je ne puis, en effet, considérer mes
actes antérieurs par l'extérieur, comme s'ils étaient ceux d'autrui, pas plus que je ne puis renoncer à voir dans l'adulte que je suis l'enfant
que je fus.
Pour avoir été un moment de ma vie, mon passé conserve une valeur d'existence qui se prolonge jusque dans mes pensées,
mes sentiments et mes actions d'aujourd'hui; et cette présence de ce que je fus S en ce que je suis ne constitue-t-elle pas l'essentiel de
mon passé ? C'est ce que nous voudrions montrer maintenant.
Car il serait absurde de rechercher la nature de mon passé, comme on
fouille une bibliothèque, pour trouver de vieux livres.
Je découvrirai mon passé au coeur de mon présent, ou je renoncerai à le connaître
vraiment pour m'arrêter à des souvenirs impersonnels et statiques., impuissants à révéler ce qui fut un moment de vie.
Cette dépendance d e mon présent actuel, par rapport à m o n présent d'autrefois, est plus ou moins déterminante selon le niveau
psychique où l'on se place, et selon l'intensité avec laquelle j'ai vécu ce passé : au plus bas degré, nous trouvons l'ensemble des
habitudes qui s'inscrivent sur notre corps et, par lui, sur notre vie mentale; à un niveau supérieur, on peut affirmer que notre vision du
monde et la nature de notre comportement sont lourds de toute notre vie psychique passée; enfin, ce qu'il y a de plus profond en nous,
notre personnalité, s'enracine elle-même dans notre ancien présent, si bien que je suis en quelque sorte celui qui a été comme je serai
demain celui que je suis aujourd'hui.
Passé physiologique.
— Parce qu'elles naissent du corps, la plupart des habitudes le transforment peu à peu et arrivent parfois à le
changer radicalement.
L'homme adulte n'est que l'aboutissement d'une longue évolution : biologique qui draine sur son passage un
ensemble de « marques » que la mort seule effacera.
La vie de mes 20 ou 40 ans a commencé dans le sein de ma mère et se trouve
enrichie des années écoulées.
De plus, mes habitudes passées peuvent me changer.
C'est le cas de l'alcoolique qui, développant des
instincts d'abord peu exigeants, finit par se créer des besoins nouveaux et par construire en lui des processus de plus en plus
déterminants qui transformeront son organisme et pourront le conduire à une mort prématurée.
Certains malades mentaux eux-mêmes
sont tellement tributaires de leur passé physiologique, que leur maladie persistera aussi longtemps que vivra leur corps.
Bien plus, ce
passé biologique continuera d'exercer son influence à travers les générations, comme le prouvent chaque jour, avec plus de certitude, les
lois de l'hérédité.
Je suis donc riche de tout mon passé corporel parce que ce passé fut un jour vécu par mon corps.
Passé psychologique.
— Chez l'homme, une habitude n'est jamais purement physiologique; elle s'accompagne toujours, quoiqu'à des
degrés divers, d'un phénomène psychique.
Bien plus encore qu'au niveau physiologique, le passé est une présence qui oriente le
comportement psychique de l'homme et, malgré sa liberté, on peut dire que ce passé pèse encore plus lourdement chez lui que chez
l'animal.
Toutes les enquêtes judiciaires prouvent, en effet, qu'un crime est rarement explicable sans une certaine prédisposition, résultat
de tendances passées.
Il n'y a jamais, dans le comportement d'un homme, de commencement absolu.
Si chaque homme voit le monde
avec des yeux différents et agit sur lui d'une manière qui lui est propre, il faut interroger son passé pour découvrir la raison de cette
originalité.
De fait, comme le corps qu'il suppose, le psychisme humain se développe peu à peu et se fortifie ou s'anémie de toute une
expérience acquise au jour le jour.
J'ai vécu au contact d e tout un m onde d e personnes et d'objets qui ont permis la naissance et
l'évolution de ma vie psychique.
Et ce passé qui fut un jour mon présent, je ne m'en débarrasserai jamais complètement : si de bourgeois
je deviens ouvrier, je n'en resterai pas moins un bourgeois-devenu-ouvrier.
Passé et personnalité.
— Mon passé explique donc en grande partie mon présent et finalement ce que je suis.
Il est un phénomène
irréductible; il est un éternel présent et, par là, se trouve être à la source de ma personnalité.
Je ne suis devenu moi-même qu'à travers
un ensemble de faits et de contacts qui m'ont déterminé souvent inconsciemment.
Ce passé me restera donc, tout au long de ma vie,
comme ma possession la plus intime et, vieillard diminué et miné par la maladie, je pourrai encore revendiquer la spontanéité de ma
jeunesse et les réalisations de mon âge mûr.
A la question : Qu'est-ce que mon passé ? nous répondons : Mon passé est ce qui explique nia vie d'homme dans toute sa plénitude.
Son absence n'est que superficielle, puisque sa vraie nature est de s'intégrer dans un sujet qui, en demeurant, lui donne de survivre.
Ainsi, je ne comprendrai mon passé qu'en interrogeant mon présent; c'est à sa lumière que je découvrirai son originalité et son sens.
II.
Mon passé moral.
— Sur le plan de la vie morale, mon passé est ce qui engage ma responsabilité.
Parce qu'il est assumé par mon
présent, je ne puis me désolidariser de lui.
En effet, si l'homme libre est responsable des actes et des pensées qui le posent au milieu du
monde, sa liberté et donc sa responsabilité embrassent toute la vie personnelle, son passé y compris.
Je suis, à 30 ans, responsable de
mon adolescence : mon passé me suit.
Il me faut donc prendre position : ou bien l'accepter en l'assumant, ou bien le rejeter en me
désolidarisant de lui, au moins du point de vue moral.
Ces deux attitudes, qui me donnent prises sur mon passé, montrent à quel point il
est juste de le définir comme un « ancien présent» et de caractériser son influence du terme de «présence».
Mais ce jugement de mon
passé suppose d'abord qu'il se découvre à moi; dans ce seul cas il me sera possible de porter sur lui un jugement de valeur.
Mon passé
moral se définit donc par la connaissance et le jugement d'un « je fus » qui se prolonge dans un « je suis ».
Découverte de mon passé.
— Mon passé ne prendra tout son sens que par le recul que lui donnera le présent.
Sa présence d'autrefois,
qui le définit comme passé, ne se révélera avec clarté que dans la présence à soi d'aujourd'hui.
En effet, c'est maintenant que je connais
et comprends m e s animées d e jeunesse et que je deviens par là même capable d e les juger.
Saint AUGUSTIN converti pouvait seul
comprendre AUGUSTIN païen.
A mesure que je suis maître de ma vie par un plus grand « recueillement » de mes possibilités, je deviens
maître de mon passé, parce qu'une meilleure compréhension d'aujourd'hui entraîne nécessairement une compréhension plus nette d'hier.
Mais, disons-le tout de suite, je ne saisirai jamais pleinement mon passé, parce que je ne serai jamais absolument maître d e m o n
présent : m e s prises sur le passé seront toujours glissantes comme les heures d e pleine possession de moi-même.
Le temps sera
toujours là avec son devenir.
L'éternité seule jugera le temps..
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