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Qu'est-ce que le passé ?

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« Le sens commun adopte à l'égard du temps, et en particulier du passé, une attitude ambiguë.

Il ne méconnaît pas son existence et déclare qu'il faut laisser c faire le temps », que « le temps travaille » pour les uns ou pour les autres, considère avec soupçon quelqu'un qui a « un passé » et simultanément, semble négliger sa réalité.

« Bah, c'est du passé.

» Le passé apparaît comme une notion étrange, la plus et la moins réelle à la fois. Ces embarras se retrouvent en philosophie, où le passé doit bien avoir une réalité, puisque c'est par rapport à lui qu'on délimite le présent, frontière entre le passé et l'avenir, et puisqu'aussi il se manifeste dans le présent sous forme de souvenirs, — sur le plan individuel, et de documents ou de monuments, sur le plan collectif.

Et cependant cette réalité est , ambiguë, puisqu'elle est cernée par les ténèbres de toutes parts.

Ce souvenir passé qui ressurgit, quelle est son authenticité ? Comment s'est-il conservé ? Qui me garantit que cet événement s'est produit de la façon dont cet historien me l'affirme ? On aperçoit l'importance d'une analyse concrète du passé et les incidences de sa définition.

Le passé est une des « dimensions » du fait psychique.

L'histoire est définie comme « science du passé ».

L'incertitude que nous pourrions garder au sujet du passé se retrouverait au fond de toute définition des sciences humaines. Je suis assis devant une table, je prépare dans le présent un travail qui me sera utile dans l'avenir.

Mais bientôt, ce présent, cet avenir seront à leur tour du passé, et tous les présents et futurs que je viens d'employer, je puis déjà les considérer dans leur dimension à la fois future et passée : « Un jour viendra où j'aurai achevé ce travail, et je pourrai dire qu'il m'aura été utile.

» Mais le passé cerne le présent et le futur d'une autre façon.

Ce travail, en cet instant même, je le réalise à partir de mon travail passé, je fais intervenir un grand nombre de souvenirs, d'habitudes intellectuelles et motrices.

Je puis écrire à présent parce que j'ai appris à écrire, etc...

Qu'est-ce donc que ce passé dont je suis entouré de toutes parts ? La psychologie n'aborde pas le problème du temps sur le plan général, mais a propos et à partir des fonctions intellectuelles qui, plus spécialement, font intervenir le temps et la durée, c'est-à-dire l'habitude et la mémoire.

En fait, bien que la psychologie spécialise le problème, il faut reconnaître sa généralité : ma pensée, mes tendances, mon action se réalisent toutes dans le temps.

Tout le moi est, dans un certain sens, mémoire.

Mais, particularisé, le problème n'en devient pas plus clair.

La réalité du passé est celle du souvenir, et quelle est cette réalité ? Ce n'est à proprement parler ni celle de la réalité présente ni celle de la représentation, bien que le souvenir s'offre tantôt comme une représentation intellectuelle (le souvenir connaissance), tantôt comme un état sui generis ayant à la fois les caractéristiques du réel et une saveur désuète (la mémoire pure, ce que, depuis les exemples invoqués par Marcel Proust, on appelle souvent la « mémoire affective »). Rapportons à la notion du passé la distinction célèbre de Bergson entre la mémoire habitude et la mémoire pure. Dans le premier cas, le passé est aboli comme tel, il n'existe que comme présent, puisque dans cette ville où je suis venu il y a longtemps, je sais me conduire sans demander mon chemin : le passé, c'est alors ce présent où je retrouve ma route.

Dans le second cas, tous les souvenirs demeurent dans leur intégralité ; si je parviens à me départir de l'attention à la vie, la mémoire pure me mènera sans solution de continuité du présent au passé.

La frontière entre eux est la plus indécise qui soit.

Le passé n'existe pas comme tel.

C'est un « éternel présent ».

Dans une hypothèse comme dans l'autre, le passé n'existe pas comme tel ou ne se trouve pas défini ; sans doute, dans le « monde des solides », je reconnaîtrais le passé à une certaine désadaptation, mais comment y attacher une importance puisque ce sentiment ne concerne qu'un monde inauthentique, que je dois dépasser pour atteindre enfin le monde vrai, où passé, présent et futur ne font qu'un.

On comprend alors que le présent et l'avenir me retiennent moins que le passé, expérience humaine qui au moins a l'avantage d'avoir été réalisée, trésor qui pourtant à présent se dérobe.

Ce qui caractérise ces conceptions suivant lesquelles le passé est indéfinissable ou se définit par le présent, c'est, assez paradoxalement, la nostalgie du passé.

Toute l'oeuvre du romancier Marcel Proust, centrée autour du problème de la mémoire, se présente comme une quête toujours poursuivie, toujours déçue du passé, du temps perdu.

Et Proust n'appelle pas temps perdu le temps passé à ne rien faire, mais le temps révolu, qui par son propre mouvement, semble se dérober à la recherche du narrateur, ce temps qui fait que les êtres changent, que les enfants se transforment en adultes, puis en 'vieilles personnes.

Proust « retrouve » le temps à l'aide d'intuitions privilégiées, par l'intermédiaire d'une mémoire qui n'a rien d'intellectuel et qui a la propriété, à partir d'incidents légers qui n'ont de sens que pour nous (madeleine trempée dans le thé, pavé qui cède sous ses pas, lacets de soulier qu'il dénoue) de lui restituer l'exacte qualité des instants d'autrefois.

En ces minutes aussi rares qu'exquises, le temps semble s'arrêter.

On ne saisit en définitive le passé que lorsqu'il n'est plus passé. Il faut rapprocher ces analyses célèbres de difficultés posées dans un autre domaine et qui ne sont pas sans analogie avec elle.

A propos de l'histoire, il devient habituel de répéter que le fait historique présente des incertitudes inévitables et dus à sa structure même.

On ne l'établit point par observation et il ne comporte point d'expérimentation.

Il ne se produit qu'une fois.

On n'est jamais certain de l'interpréter correctement, etc...

Il en résulte une inquiétude fondamentale qui tourmente beaucoup d'historiens et surtout beaucoup de philosophes : l'histoire qui « peut prouver ce que l'on veut » ne saurait prétendre au nom de science.

On peut tout juste la regarder comme la « mémoire » de l'humanité, on en fait une sorte d'herbier où le moraliste va chercher des « leçons ».

Et cette ambiguïté de méthode, quand on y réfléchit, risque de gagner toutes les sciences humaines. Notons cependant qu'à partir de la définition que nous avons donnée du passé, nous parvenons à des conclusions tout à fait contradictoires.

Le passé à la fois est et n'est point.

L'homme n'a pas de passé et pourtant ce passé laisse en lui une trace indélébile, se transforme en destin, et tout être en garde la nostalgie.

Enfin, pour se limiter aux problèmes que nous avons envisagés, l'homme ne peut éviter de se définir dans l'histoire, dont l'existence est indéniable — à la fois parce que notre présent se transforme sans cesse, sous nos yeux, en passé, et parce que ce passé laisse des traces présentes — et en même temps ne peut définir ce passé qui le définit.

Comment sortir de ces paradoxes ?. »

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