Pourquoi écrivons-nous ?
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Depuis sa condamnation dans le Phèdre, le problème de l'écriture a été comme évincé de la réflexion de la philosophie.
La philosophie
elle-même, comme métaphysique, s'est en partie construite sur cette dénégation et cet oubli.
Dans le cadre de la pensée ésotérique de
différentes écoles, il existait certes des doctrines relatives à ce qui peut s'écrire et ce qui ne doit l'être ; mais c'est seulement avec
Derrida (et la déconstruction) que se pose à nouveau frais le problème de l'écriture par l'interrogation du sens et de la pertinence de la
condamnation platonicienne.
Ainsi en est-il du thème de cet énoncé : se proposant de réfléchir sur le statu de l'écriture, et on ne peut que constater son évidence et
son omniprésence, il s'agit d'en déterminer la fonction.
Mais le “ pourquoi ” de l'énoncé ne se réduit pas à sa dimension fonctionnelle.
Il est en effet possible de faire varier son sens afin
d'éclairer la pertinence d'une telle problématique.
Le “ pourquoi ” peut ici se décliner selon trois modes principaux : en termes de
causalité (qu'est-ce qui fait que nous écrivons ?) ; de raison au sens de justification (pour quoi écrivons-nous, en vue de quoi ?) ; enfin
relativement à la valeur (où il s'agit d'interroger l'identité du “ nous ” qui écrit).
I.
Ecriture et parole
Dans le Phèdre de Platon (196a sq.), l'écriture est condamnée en raison de sa dépendance envers le logos
véritable de la dialectique.
L'écriture est conçue comme un dérivé, une redoublement de la saisie de l'eidos
dans l'anamnèse que permet l'art dialectique.
Dans l'entreprise dialectique, la pensée se trouve au plus près
de la présence de l'essence.
L'essence y est saisie dans sa pure présence.
Or, de la dialectique qui ellemême est une démarche (dans la parole) de la mémoire parcourant le chemin de connaissances dont elle
s'ignore être la détentrice, l'écriture est la répétition.
Mais une répétition déchue dans la corporéité du signe.
Elle est la prothèse de l'oubli (écrire pour se souvenir et ne pas oublier) qui conduit à oublier que la pensée
est capable de se souvenir de manière autonome dans la parole dialectique.
Ainsi, l'écriture est-elle
déchéance puisque répétition sans pensée vive qui l'exercerait.
L'écriture est incapable de se défendre ; elle
se transmet dans l'anonymat.
Mais doit être alors souligné que si l'écriture est répétition de l'acte de la pensée, elle est répétition d'un acte
qui lui-même est déjà répétition.
L'anamnèse est une ressouvenance.
Dans l'écriture, la mémoire double la
propre répétition qu'elle opérait dans la parole dialectique.
Avec Derrida, il est possible de considérer que
l'acte premier de répétition, celui de l'anamnèse de la pensée, est déjà écriture – une écriture au sens large :
écriture parce que déplacement de l'origine de l'eidos avec laquelle jamais la pensée n'est en contact
immédiat (le epekeina tes ousias toujours se soustrait et reste inatteignable).
La substitution est originaire.
Ainsi, dès lors qu'il y a parole, toujours déjà est l'écriture.
Nous écrivons parce que le langage de la pensée est originairement écriture.
Ceci s'éclaire par la considération hégélienne et saussurienne de la nature du signe.
Le signe fonctionne arbitrairement.
Signifiant et
signifié y coexistent sans identité d'essence (les lettres composant le mot “ cheval ” n'ont rien à voir avec l'être du cheval).
Ainsi,
l'intuition de la chose est, dans le signe qui la signifie, toujours déjà déplacée, rendue intelligible, devenue métaphore : écriture.
II.
Acte d'écrire et valeur de l'écriture
Il y a toujours déplacement dès que la pensée se profère.
Nous écrivons parce que nous écrivons toujours déjà.
Avec Rousseau,
l'écriture se conçoit comme une tentative de reprendre une parole qui se refuse dans le don d'ellemême.
Puisque le pensée, une fois proférée, une fois mise en parole est déjà un déplacement de la
pure présence qui toujours se soustrait, la pensée est originairement volée, expropriée.
C'est ainsi que la fonction de l'écriture s'élabore en une alternative qui serait son principe et son
terme : d'une part, l'écriture voudrait pouvoir être la pure restitution de l'intuition hors concept, de
l'intuition pure du sensible non-intelligé et absolument singulier (les Romances sans paroles de
Verlaine) ; d'autre part, dans le développement progressif de son formalisme, l'écriture devrait
pouvoir rejoindre l'absolue pureté du concept universel (la caractéristique universelle de Leibniz,
mais surtout, la logique formelle du Tournant linguistique au seuil du XXe siècle – l' Idéographie de
Frege).
En conséquence, on écrit pour retrouver ou bien le pur signifiant (le sensible) ou bien le pur
signifié (le concept), tel est le pourquoi de l'écriture comme fonction.
On écrit pour se rapproprier
dont nous sommes originairement expropriés.
Chez Rousseau, l'écriture se revêt d'une dimension sacrificielle.
Ecrire pour reprendre la parole qui
se refuse indique une transition parallèle de la présence pure (mais déçue) de l'être dans la parole
vive en direction de la valeur.
L'écriture comme sacrifice promet une rappropriation symbolique de
la présence.
L'écriture met en jeu le sujet écrivant.
Par l'écriture le sujet disparaît devant les mots
dont il se laisse dessaisir parce qu'appartenant au “ nous ”.
Nous écrivons pour être le Nous.
Pour
être “ nous ” authentiquement.
La finalité de l'écriture se pense dans le risque du désastre de la
disparition de soi (Blanchot).
L'écriture est le lieu où l'existence éprouve sa valeur.
Conclusion
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Si l'on accepte de penser le fait de l'écriture comme déplacement, transfert, métaphore d'une présence originaire, alors toute
parole est écriture car toute parole est le constat de l'impossible coïncidence absolue avec la pensée dont elle est l'expression.
S'il y
a expression, déjà alors est le mouvement de la signification.
Nous écrivons parce que toute pensée se communiquant,
s'extériorisant, est écriture.
L'écriture est la cause de toute pensée.
Elle est toujours redoublement.
Nous écrivons (au sens propre
et restreint, posant le noir des lettres sur le blanc du papier) parce que notre langage est toujours déjà écriture (au sens large de
métaphore).
Mais l'écriture a pour principe le volonté de sa propre abolition (les dialogues de Platon, puisque écrits et donc participant de la
matérialité de la pensée, tendent a restituer la pure expérience de la pensée dans la parole dialectique).
Nous écrions pour
dépasser l'écriture.
Et dépassant l'écriture, la valeur de l'existence subjective doit pouvoir se fonder comme “ nous ”..
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